Quand les circonstances prennent forme

Par Sophie Makonnen

 

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Il y a quelques semaines, une collègue que nous appellerons Nathalie m'a fait part de sa frustration. Elle remplaçait un supérieur en congé prolongé et se retrouvait débordée, avec plus de réunions, plus de délais à respecter, plus de responsabilités. « Je suis épuisée, m'a-t-elle dit. C'est trop. »

J’ai acquiescé. Nous avons toutes et tous connu des moments où une mission temporaire ressemble plus à un fardeau qu’à une opportunité. On lui avait confié la tâche en raison de son excellent travail et de la confiance que les autres lui accordaient, mais elle n’avait pas besoin que je lui fasse la morale, simplement que quelqu’un l’écoute.

En parallèle, quelques semaines plus tôt, elle m'avait fait part de son souhait de suivre un diplôme d'études supérieures dans un domaine de pointe. Elle était vraiment enthousiaste à cette idée, mais il y avait un hic. Elle avait besoin d'une lettre de recommandation confirmant que le programme était pertinent pour son poste actuel.

« Je ne sais pas qui pourrait la rédiger », avait-elle soupiré. « Cela ne fait pas officiellement partie de mon travail. » Et la conversation s'était arrêtée là.

Mais revenons à notre histoire. Cette charge de travail supplémentaire lui a permis de participer à de nouvelles réunions, de rencontrer des collègues plus expérimenté·es et de se faire connaître de manière inattendue. Lorsqu'elle a mentionné son intérêt pour le diplôme, un collègue plus expérimenté lui a proposé son aide et lui a dit que l'organisation serait ravie de lui fournir la lettre. Il a également ajouté qu'ils cherchaient à renforcer leur expertise dans ce domaine précis et qu'ils souhaitaient que leur personnel fasse partie des leaders qui façonnent son application et sa compréhension.

Ce n'est qu'en racontant cette histoire qu'elle a réalisé ce que cette période avait rendu possible. Ce qui avait commencé par une frustration l'avait directement conduite à l'opportunité dont elle avait besoin. L'expérience même qui avait repoussé ses limites l'avait également rendue visible. En effet, cela a confirmé à certain·es ce qu’ils ou elles savaient déjà, révélé ses capacités à d’autres et validé son propre sens de l’orientation.  De plus, elle a également confirmé que son intuition concernant les compétences qu'elle souhaitait acquérir était juste et que le soutien était plus proche qu'elle ne le pensait.

Il est tentant d'appeler cela de la chance, mais comme le dit le dicton, la chance est ce qui arrive lorsque la préparation rencontre l'opportunité. Ce qu'elle a vécu était l'alignement silencieux qui devient possible lorsque nous restons ouvert·e·s, curieux·ses et prêt·e·sà bouger, même lorsque le chemin n'est pas confortable.

Cela m'a rappelé The Serendipity Mindset de Christian Busch,  (L’état d’esprit de la serendipité) qui écrit que la sérendipité n'est pas une question de chance passive, mais plutôt de ce qu'il appelle la « chance intelligente ». Busch décrit comment des rencontres fortuites et des situations inattendues peuvent devenir significatives lorsque la curiosité et la conscience rencontrent l'action. Il appelle cela la formule de la sérendipité : repérer, connecter et agir. Ma collègue ne le savait peut-être pas, mais en partageant son intérêt pour le diplôme, elle avait déjà créé ce que Busch appelle un « crochet », une ouverture qui invitait à la connexion. Pour Busch, les personnes qui restent ouvertes à la réinterprétation, qui sont prêtes à voir les coïncidences différemment, sont celles qui transforment les moments imprévus en opportunités.

Deux éléments à retenir à mon avis  de l'histoire de Nathalie.

La curiosité ouvre des portes

La curiosité est ce qui nous permet de rester en contact avec le monde. Ma collègue ne cherchait pas à saisir une opportunité lorsqu'elle a mentionné son diplôme. Elle parlait simplement d'un sujet qui l'intéressait et qu'elle souhaitait approfondir. Elle exprimait son désir d'acquérir de nouvelles compétences et connaissances. Cette ouverture d'esprit, le fait d'exprimer une idée, de partager un intérêt, de vouloir explorer de nouveaux domaines, a permis d'ouvrir la voie à ce qui a suivi.

La curiosité n'a besoin ni de stratégie ni de plan. Elle a besoin d'espace, d'action et de temps. Lorsque nous restons connectés à ce qui suscite véritablement notre intérêt, les conversations se déroulent souvent d'une manière que nous n'aurions pas pu prévoir. Cela attire les gens, leur transmettant une énergie et un engagement que les autres veulent naturellement encourager.

Dans le milieu professionnel, en particulier dans les organisations structurées, la curiosité peut discrètement contrer l'inertie. La croissance ne vient pas toujours de la formation formelle ou des promotions. Elle émerge souvent dans le flux naturel du travail, lorsque l'attention et l'ouverture d'esprit rencontrent l'opportunité.

Comme l'écrit Rachel Wells dans son article 3 Reasons Curiosity Is An In-Demand Leadership Skill  (3 raisons pour lesquelles la curiosité est une compétence de leadership très demandée), la curiosité est une compétence de leadership qui élargit la conscience, alimente la créativité et renforce la capacité d'adaptation. Elle permet aux professionnel·le·s de poser de meilleures questions, de remettre en question les hypothèses et de remarquer des possibilités qui, autrement, pourraient passer inaperçues. En ce sens, la curiosité ne se contente pas d'ouvrir des portes, elle nous aide à reconnaître celles qui valent la peine d'être franchies.

La curiosité ne consiste pas seulement à poser des questions. Il s'agit d'être attentif·ve à ce qu'elles révèlent et de tirer les leçons qui en découlent.

Quand les difficultés changent le contexte

Certaines situations sont vraiment injustes ou épuisantes. Il est important de le reconnaître. Mais parfois, ces mêmes moments changent aussi le contexte. Ils nous placent dans de nouveaux espaces, entourés de nouvelles personnes, ou sous le regard de ceux et celles qui n'avaient jamais vu notre travail auparavant. Ce qui semble d'abord être un déséquilibre ou une surcharge peut parfois créer une visibilité inattendue. Nous pouvons transformer ces moments en opportunités.

La façon dont nous réagissons aux circonstances difficiles peut façonner notre chemin, parfois en changeant sa direction. Pour le meilleur ou pour le pire, car nous ne prenons pas toujours les meilleures décisions, surtout lorsque nous sommes fatigué·e·s  ou sous pression.   Les décisions que nous prenons dans ces moments-là, même lorsque les choix semblent limités, peuvent ouvrir de nouvelles perspectives. Avec le temps, ce qui semblait être un détour peut se révéler être un tournant.

Nous voyons rarement ces changements sur le moment ; ils ne deviennent évidents qu'avec le recul. La prise de conscience nous permet de voir comment les défis et les changements remodèlent notre trajectoire, même s'ils n'effacent pas les difficultés.

Il ne s'agit pas de glorifier l'adversité, mais de remarquer comment de petits actes de curiosité et d'adaptation peuvent transformer les contraintes en possibilités. La résilience, en ce sens, est moins une question d'endurance que de perception, de reconnaissance du potentiel caché dans les perturbations.

Quand le contexte détermine le rythme des opportunités

On en revient donc au fait qu'il ne s'agit pas d'une gratification instantanée. La carrière et l'évolution professionnelle se construisent au fil du temps, grâce à la persévérance, à la patience et au travail assidu. Les opportunités se présentent souvent lentement, et l'attente peut être décourageante. Nous apprenons autant de nos erreurs que de nos progrès et cet apprentissage est ce qui soutient une carrière à long terme.

Le développement de carrière n'est pas toujours linéaire. Les contextes évoluent, les priorités changent, et même les valeurs qui semblaient autrefois largement partagées peuvent être remises en question ou abandonnées. Ces revirements peuvent être ressentis comme personnels, en particulier pour ceux et celles dont les contributions sont trop souvent négligées ou minimisées par des dynamiques systémiques, qu’il s’agisse de biais persistants, de normes organisationnelles ou de pratiques qui privilégient certaines voix au détriment d’autres.  Pourtant, continuer à apprendre, à s'adapter et à rester stable dans ces moments-là devient une forme discrète de résilience et d'intégrité.

La prochaine étape ?

Bien que Nathalie soit confrontée à des chemins semés d'embûches, sa détermination la pousse à aller de l'avant. Dans les moments difficiles, il peut être utile de faire une pause pour changer de perspective. Une prise de conscience de soi précoce, le fait de reconnaître et de réagir à nos propres signaux peuvent rendre le parcours plus fluide et plus encourageant. Remarquer ces signes plus tôt peut nous aider à éviter de nous sentir entraînés par les circonstances et à retrouver un sentiment de stabilité et de contrôle sur le cours de notre vie.

Ces questions peuvent inciter à envisager la situation sous un angle nouveau :

a. Au lieu de « Pourquoi cela m'arrive-t-il ? » → « Qu'est-ce que cela révèle sur moi ou mon travail ? »

b. « Qu'est-ce que cette situation m'apprend qui pourrait me rendre plus forte pour l'avenir ? »

c. « Qu'est-ce qui est différent dans cette position ou ce contexte et sur quoi je pourrais m'appuyer ? »

Je vous laisse  avec cette citation : « Les opportunités se multiplient à mesure qu'on les saisit. » ( Sun Tzu)

 

J'ai toujours été curieuse de connaître l'histoire derrière les mots, et celle du mot « sérendipité » est trop belle pour ne pas être partagée.


Histoire du mot sérendipité

Le mot « sérendipité » désigne la faculté de faire des découvertes heureuses et inattendues. « Serendip » (également Serendib) est un ancien nom persan désignant le Sri Lanka. Il vient du nom arabe Sarandib, qui provient lui-même du sanskrit Simhaladvipa. Ce mot a été inventé par Horace Walpole, un écrivain anglais, dans une lettre adressée à Horace Mann, un diplomate britannique, datée du 28 janvier 1754, mais il n'a été publié qu'en 1833. Les deux hommes ont échangé des centaines de lettres, qui constituent ensemble l'une des plus importantes collections de correspondance anglaise du XVIIIe siècle. Walpole a expliqué qu'il avait formé ce mot après avoir lu le conte persan Les Trois Princes de Serendip (une version anglaise est parue en 1722, traduite du français, lui-même fondé sur une version italienne antérieure qui avait inspiré plusieurs adaptations européennes): « Au cours de leurs voyages, Leurs Altesses faisaient toujours des découvertes, par hasard et par sagacité, de choses qu'elles ne cherchaient pas. »

Ce mot a ensuite attiré l'attention dans un article du Saturday Review (16 juin 1877) qui remarquait : « Un monde ingrat a probablement presque oublié la tentative d'Horace Walpole d'enrichir la langue anglaise avec le terme Serendipity. »  Le terme a commencé à apparaître plus fréquemment dans les publications dans les années 1890, bien qu'il soit encore absent du dictionnaire  Century en 1902.  Merriam-Webster indique qu'il apparaît dans un livre sur la pêche publié en 1910. Walpole ne semble jamais avoir utilisé l'adjectif.

L'histoire de sérendipité ne s'est pas arrêtée avec Walpole. Au cours des XIXe et XXe siècles, ce terme a progressivement gagné en popularité dans les milieux scientifiques et la culture populaire. Certaines des découvertes les plus célèbres de la science moderne, telles que la pénicilline, les rayons X, le Viagra et même les fours à micro-ondes, sont souvent décrites comme des exemples classiques de hasard heureux, où des résultats inattendus ont émergé de la rencontre fortuite entre l'accident et la sagacité. L'intérêt pour ce terme s'est encore accru lorsque le sociologue Robert K. Merton et l'historienne Elinor Barber ont entrepris une étude scientifique sur la « sérendipité ». Leur manuscrit, The Travels and Adventures of Serendipity, achevé à la fin des années 1950, est resté inédit pendant des décennies avant d'être finalement publié en anglais en 2004. Dans cet ouvrage, Merton et Barber retracent la généalogie et l'impact culturel du terme, contribuant ainsi à clarifier et à populariser sa signification dans les contextes académiques et quotidiens. 

Le mot français « sérendipité » a été introduit bien plus tard que serendipity. Il est apparu pour la première fois dans les années 1950, utilisé par des scientifiques et des traducteurs faisant référence au terme anglais, en particulier dans le contexte des découvertes scientifiques faites par hasard.  À partir des années 1990, l’usage du mot s’est étendu à la culture générale francophone, popularisé par des auteurs et chercheurs, dont Sylvie Catellin, qui a publié en 2014  Sérendipité : du conte au concept, un ouvrage majeur qui analyse l’histoire profonde et la portée épistémologique du terme

Le terme « sérendipité » a été officiellement reconnu au Québec en 2014 par l’Office québécois de la langue française, qui l’a défini comme la « faculté de discerner l’intérêt, la portée d’une découverte inattendue lors d’une recherche ». L’Académie française l’a ensuite intégré en 2020 dans la  9ième édition de son dictionnaire, reprenant une définition très proche: « Le fait de faire, par hasard et sagacité, une découverte inattendue et heureuse. » Aujourd’hui, le mot est largement accepté et figure dans les principaux dictionnaires français, dont le Larousse, le Robert et le CNRTL.

Le parcours du mot lui-même, depuis ses racines persanes et sanskrites, à travers les adaptations littéraires européennes jusqu’à sa notoriété scientifique moderne, constitue en soi une histoire empreinte de sérendipité 🙂. 

 
 

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