Les fractures font partie de l’histoire

Par Sophie Makonnen

 

Le kintsugi et la beauté de l’imperfection

 

Dans la culture japonaise, le kintsugi est une pratique vieille de plusieurs siècles consistant à réparer les poteries brisées en utilisant de la laque saupoudrée ou mélangée à de la poudre d’or, d’argent ou de platine. Au lieu de camoufler les fissures, le kintsugi les met en évidence, créant ainsi un motif unique et esthétique qui reflète la beauté de l’imperfection. Le résultat n’est pas une restauration parfaite, mais un objet réimaginé, qui honore la cassure et sa réparation en faisant partie intégrante de son histoire continue.

Cette philosophie est profondément ancrée dans le wabi-sabi, une vision du monde qui met de l’avant l’impermanence, l’imperfection et la beauté qui émerge du cycle naturel de croissance et de déclin. Elle enseigne que la beauté se trouve dans la simplicité, l’irrégularité et l’usure du temps, plutôt que dans la perfection ou la symétrie. C’est une forme de révérence silencieuse envers les choses simples, patinées et éphémères.

Dans l’art de la réparation kintsugi, la fissure n’est pas à cacher. Il faut travailler avec elle, l’intégrer et la rendre visible. Elle devient une partie de l’histoire de l’objet et non un détour. Les lignes dorées sur un bol réparé ne le rendent pas « meilleur » qu’avant ; elles le rendent simplement différent, marqué par le temps et l’expérience, porté vers l’avenir plutôt que ramené au passé.

Cette vision correspond à d’autres concepts traditionnels japonais :

Mottainai : un sentiment de regret face au gaspillage, qui incite au respect des matériaux, du temps et des ressources. En kintsugi, cela signifie que l’on n’abandonne pas les objets endommagés, mais qu’on cherche à leur redonner vie.

Mushin : un état d’esprit apaisé, une forme de détachement. Accepter le changement et la perte sans y résister. Cela favorise l’équilibre émotionnel et l’ouverture à la transformation.

Je ne cherche pas à romantiser ou à simplifier à l’excès. Le kintsugi possède un contexte culturel, historique et philosophique très spécifique. Il est influencé par le bouddhisme zen et l’esthétique japonaise traditionnelle. Même si en Occident, le kintsugi est parfois utilisé comme métaphore de la guérison personnelle, au Japon, c’est d’abord un art. Il exige des années d’apprentissage, de discipline et un profond respect des matériaux.

 

Une statue qui m’est restée

 

Il y a quinze ans, pendant le séisme de 2010 en Haïti, une grande statue en bois, haute de près de deux mètres, qui se trouvait dans mon salon est tombée et s’est brisée. Elle représentait un homme soufflant dans un coquillage, une image marquante, enracinée dans l’histoire révolutionnaire du pays. Cette figure s’inspirait de la statue en bronze du Nèg Mawon— ou L’homme marron, officiellement appelée.  “Le Marron inconnu”, un monument national à Port-au-Prince en hommage aux personnes réduites en esclavage qui ont fui et résisté à l’oppression. D’une main, il tient une machette ; de l’autre, il souffle dans un coquillage, un lambi en créole haïtien.  Pendant la Révolution haïtienne, souffler dans le lambi était bien plus qu’un geste : le son puissant du coquillage servait à signaler la résistance, rassembler les gens et alerter les communautés dans les montagnes.  

Cette statue en bois, offerte pour mon anniversaire avait été sculptée à la main, était pleine de mouvement et d’élégance. Je n’ai pas pu me résoudre à la jeter, malgré son état maintenant un peu délabré. J’ai rattaché les morceaux endommagés à ce qui restait et je l’ai laissée dans le salon comme témoin du 12 janvier 2010.

Dix-huit mois plus tard, on m’a envoyé au Guyana pour un nouveau poste. J’ai emballé la statue brisée avec moi et l’ai installée à nouveau dans mon salon, à Georgetown. Un jour, une amie, qui possédait une boutique de meubles, est venue me rendre visite. Elle vendait des meubles fabriqués dans son atelier à partir de bois locaux et de matériaux naturels. Elle incarnait une approche écoresponsable encore peu répandue. En voyant la statue, je lui ai raconté son histoire. Je lui ai dit que je ne voulais pas m’en débarrasser. Elle m’a alors suggéré de la confier à son atelier pour qu’elle soit restaurée.

Quelques jours plus tard, la statue a réapparu, magnifiquement restaurée avec soin. On pouvait encore apercevoir les traces de sa fracture, mais seulement si on y prêtait attention. Elle était de nouveau réunie en un seul morceau et debout dans mon salon. J’étais heureuse de l’avoir conservé et de l’avoir fait traverser la mer des Caraïbes.

 

Cette statue est devenue un rappel de cette journée fatidique et de l’imprévisibilité de la vie, car le séisme du 12 janvier 2010 n’a épargné personne à Port-au-Prince: pendant 35 secondes, ni la richesse ni le statut n’offraient de protection.   C’est aussi un rappel que ce qui perdure n’est pas toujours intact.

 

Treize ans plus tard, la statue est toujours avec moi, au Québec, dans ma maison nichée en forêt, à environ 70 kilomètres de Montréal. La réparation a vieilli ; les lignes sont maintenant visibles. Elles font désormais partie intégrante de la statue, parce que j’ai choisi de la garder, de vivre avec elle.

 

Lorsque j’ai découvert le kintsugi, cet art japonais qui honore les choses brisées avec de l’or, j’ai tout de suite pensé à ma statue. Je ne connaissais pas cet art à l’époque mais j’avais suivi l’instinct : ne pas jeter ce qui était brisé, mais le porter avec soin, mémoire et respect.

 

Résilience

 

Le kintsugi et peut-être ma statue me rappellent à quoi la résilience peut ressembler.

 

Trop souvent, on associe discrètement la résilience à une restauration, comme si le but était de devenir la même personne qu’avant, de récupérer ce qui a été perdu et de reprendre la vie là où elle s’était arrêtée. Or, cette idée peut masquer une réalité : les événements de la vie nous transforment. Les systèmes évoluent. La perte modifie nos priorités. Ce qui est cassé ne peut pas toujours être réparé entièrement. Ce n’est pas un échec.

 

Selon l’Association américaine de psychologie (APA), la résilience consiste à s’adapter, non pas à revenir à son état antérieur. Il s’agit de se concentrer sur ce qu’il reste et de réimaginer ce qui est possible à partir de là. On ne tente pas de revenir à la situation initiale, mais on s’adapte et on évolue grâce à elle.

C’est ce que j’aime du kintsugi : la réparation n’est pas un défaut à cacher. Elle transforme l’objet. Les lignes visibles ne camouflent pas la blessure ; elles la reconnaissent. Et, en le faisant, elles créent quelque chose de nouveau, de fort, de beau.

L’art du kintsugi représente pour moi une forme de résilience.

 

Je ne perçois pas cela comme une incitation à abaisser nos normes ou à abandonner l’excellence. C’est plutôt une invitation à renoncer à l’illusion que tout doit être parfait ou que nous pouvons traverser la vie et le travail sans imperfections. Les détours font partie intégrante du chemin, ils ne sont pas des égarements.

 Peut-être que le véritable défi consiste à accepter le chemin.

 

Kintsugi pottery ©Photos by Naoko Fukumaru

 

Conduire après la tempête

 

La crise ne s’annonce pas toujours avec des manchettes ou du tapage. Parfois, elle survient soudainement, comme un séisme, et d’autres fois, elle s’accumule doucement, à travers des bouleversements organisationnels, de l’instabilité politique ou des pertes personnelles. Mais quelle qu’en soit la cause, une chose est certaine : on ne dirige plus de la même manière après.

Diriger après une crise demande plus que des plans de relance ou des réajustements stratégiques. Cela exige de la présence, de l’humilité, et la volonté d’avancer même dans l’incertitude. On peut porter de la fatigue, du chagrin, et des questions encore en suspens. Mais cela ne signifie pas qu’on n’est pas apte à diriger. Bien au contraire, cela veut dire qu’on dirige à partir de ce qui est vrai. Et cela peut devenir une force, non pas malgré la cassure, mais grâce à la façon dont on l’a traversée.

 

Je peux être changée par ce qui m’arrive. Mais je refuse d’être réduite par cela. (Maya Angelou)

 

Si tu es à un tournant, personnel ou professionnel, et que tu te demandes comment avancer sans effacer ce que tu as traversé, as tu pensé au coaching ?

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