Quand l’urgence prend encore le dessus
Par Sophie Makonnen
Le syndrome du "pompier"
Il existe un type particulier d'épuisement qui ne provient pas des longues heures de travail, mais d'un état d'alerte permanent. Une journée peut commencer avec une intention claire, voire un petit créneau réservé à ce qui compte le plus. Mais dès le milieu de la matinée, les incendies ont déjà commencé : messages urgents, demandes de dernière minute, décisions prises ailleurs qui exigent désormais une attention immédiate.
Si les interventions d'urgence sont au cœur du travail humanitaire et du développement international, tous les rôles ne sont pas conçus pour fonctionner en mode crise permanente. De nombreux·ses professionnel·le·s, en particulier ceux·elles qui occupent des fonctions techniques, de coordination ou de gestion de programmes, ont été recruté·e·s pour se concentrer sur la stratégie, la collaboration et les résultats à long terme. Pourtant, ils·elles se retrouvent des fois à travailler dans des conditions qui ressemblent à celles d'une intervention de crise : réagir à des changements de dernière minute, gérer des informations incomplètes et faire face à une pression constante. Ce qui semblait autrefois utile commence à ressembler à une série interminable de réactions, sans cesse ramenées à l'immédiat. Et lorsque ce rythme devient la norme, même les intentions les plus fondées commencent à s'effriter. La concentration se disperse. Les priorités s'estompent. Le temps se remplit de tâches qui semblent nécessaires, mais qui ne correspondent plus à l'essence même du rôle.
Cette réflexion porte sur ce moment précis. Pas celui où tout s'effondre, mais celui où la tension reste suffisamment élevée pour maintenir tout le monde en alerte. Il ne s'agit pas de gestion de crise, mais de gestion dans un état d'urgence permanent. Et avec le temps, cette pression peut transformer des professionnel·le·s réfléchi·e·s en intervenant·e·s permanent·e·s, pas au sens littéral, mais dans la façon dont se déroulent leurs journées.
Quand l'urgence prend le pas sur l'importance
Il est tentant de croire que l'urgence constante n'est qu'un problème de planification. Si les gens étaient mieux organisés ou si les équipes respectaient les délais, nous ne serions pas toujours en train de courir après les échéances ou de nous démener pour réagir.
Cependant, l'urgence n'est pas toujours ou uniquement le résultat d'une mauvaise planification. Elle exerce une sorte d'attraction gravitationnelle, forte, immédiate et chargée d'émotion. Les tâches urgentes exigent une attention immédiate. Elles s'accompagnent souvent de délais courts, d'un contexte incomplet et de conséquences lourdes si elles sont ignorées. Elles semblent importantes parce qu'elles sont pressantes. Mais tout ce qui est urgent n'est pas forcément significatif.
Les tâches importantes sont différentes. Elles sont généralement plus discrètes. Elles ne réclament pas l'attention, mais elles ont du poids. Ce sont elles qui font réellement avancer notre travail : la réflexion stratégique, la planification à long terme, le mentorat d'un collègue et la conception d'actions percutantes plutôt que la réaction au bruit ambiant. Elles nécessitent de la prévoyance, pas seulement un suivi. Mais comme elles ne sont souvent pas urgentes, elles sont plus faciles à reporter, jusqu'à ce que le calendrier se remplisse de tâches qui semblent inévitables.
La distinction entre urgence et importance a été popularisée par le président américain Dwight D. Eisenhower, qui aurait déclaré : « Ce qui est important est rarement urgent, et ce qui est urgent est rarement important. » Son approche a finalement donné naissance à la matrice de gestion du temps, également connue sous le nom de matrice d'Eisenhower, un outil simple mais efficace qui aide à classer les tâches en quatre catégories :
Urgent et important : véritables crises, échéances immédiates ayant un impact réel
Important mais pas urgent : planification, réflexion, établissement de relations, souvent reporté
Urgent mais pas important : interruptions, demandes mineures, tâches réactives
Ni urgent ni important : distractions, activités de faible valeur
Quelques décennies plus tard, Stephen Covey a élargi ce cadre dans son ouvrage Les 7 habitudes des gens efficaces, encourageant les professionnels à consacrer plus de temps au quadrant « Important mais pas urgent », celui qui permet de clarifier les choses et de créer une dynamique au fil du temps, plutôt que de nourrir une réactivité à court terme.
Cette matrice n'est pas une astuce pour améliorer la productivité. C'est un miroir. Elle nous invite à examiner honnêtement où passe notre temps et si cela reflète nos valeurs.
Trop souvent, nous sommes happés par les quadrants « urgent et important » et « urgent mais pas important », réagissant sans cesse, agissant sans cesse, sans jamais vraiment anticiper.
Il ne s'agit pas seulement d'une question d'organisation personnelle ; cela reflète souvent l'environnement général. L'ambiguïté organisationnelle, les cultures de travail réactives et la normalisation des demandes de dernière minute créent des conditions où l'urgence devient la norme. Dans ce contexte, protéger l'espace nécessaire à ce qui est important mais pas urgent n'est pas seulement stratégique, c'est essentiel.
Et puis, il y a un phénomène plus complexe. Parfois, l'urgence n'est pas seulement le résultat d'un système, c'est la façon de fonctionner de certain·e·s personnes. Un·e dirigeant·e qui se nourrit de la pression de dernière minute. Un·e collègue qui escalade tout. Une culture où le désordre est confondu avec le dynamisme. Dans ces environnements, l'urgence n'est pas accidentelle, elle est normalisée. Elle est même récompensée. Il est alors plus difficile de préserver un espace pour le type de travail qui nécessite du calme, de la profondeur ou de la prévoyance.
Comment cela se traduit dans la pratique
La plupart des postes ne sont pas conçus pour fonctionner dans l’urgence permanente. Pourtant, dans certains contextes, notamment au sein d’organisations œuvrant pour le changement (visant un impact social positif) ou de grandes institutions de développement, il arrive que le quotidien glisse vers la gestion de ce qui est le plus immédiat, qu’il soit réellement important ou non.
La journée peut commencer par un plan. Peut-être même une heure réservée à quelque chose de stratégique : un projet, une session de planification, une réflexion qui a été reportée plus d'une fois. Puis les demandes commencent : un rapport de dernière minute, un·e collègue qui a besoin d'une réponse avant midi, une réunion reprogrammée qui empiète désormais sur le seul créneau disponible. En un clin d'œil, la journée passe de l'intentionnel au réactif.
Cette dynamique ne résulte pas d'un événement unique, mais de l'accumulation d'interruptions, d'attentes changeantes et de frontières floues.
Ce qui rend cette situation si persistante, c'est en partie le fait que la gestion efficace des urgences est souvent récompensée. Dans de nombreuses cultures d'entreprise, le fait d'être occupé est considéré comme un signe d'engagement, une sorte de vertu discrète. « Si vous voulez que quelque chose soit fait, demandez à une personne occupée », dit le dicton. La capacité à réagir rapidement, à rester tard et à intervenir sans hésiter devient un atout précieux. Et plus une personne est performante sous pression, plus elle est susceptible d'être sollicitée à nouveau.
La plupart des tâches effectuées sont nécessaires, mais ne font pas nécessairement partie du mandat initial. Les réponses sont fournies parce que personne d'autre ne le fait. La participation est le résultat d'un refus qui demande plus d'énergie que l'acceptation. Les choses continuent d'avancer, mais la direction à prendre n'est pas toujours claire.
C'est ainsi que l'urgence s'installe : non pas à travers une crise, mais à travers des réorientations constantes. Et une fois qu'elle est devenue la norme, il est difficile de reconnaître à quel point le rôle s'est éloigné de son intention initiale.
L'impact sur les professionnel·le·s
Lorsque l'urgence devient la norme, cela ne perturbe pas seulement les emplois du temps, cela use les gens, pas nécessairement de manière spectaculaire, mais de façon lente et cumulative. Il devient plus difficile de rester concentré. La réflexion approfondie, qui faisait autrefois partie intégrante du métier, peut commencer à être perçue comme un luxe. Même pendant les périodes non planifiées, l'esprit reste en alerte, prêt à réagir à la prochaine interruption. Il y a une tension constante, une vigilance permanente pour ne rien manquer.
Et puis, il y a la question silencieuse du sens. La charge de travail est peut-être lourde, mais son utilité n'est pas toujours évidente. Des doutes commencent à surgir : Est-ce vraiment le travail qui doit être fait ? Est-ce vraiment là que nous devrions consacrer notre temps et notre attention ? Ces questions trouvent rarement une réponse immédiate. Elles sont faciles à écarter, mais elles ont tendance à persister et à refaire surface.
Le rythme continue parce que les problèmes doivent être résolus et les tâches doivent avancer. Et avec le temps, ce rythme devient familier, presque confortable. Il y a une étrange récompense à être occupé, à être utile, à résoudre les problèmes à la volée. La pression alimente une sorte d'élan dont il est difficile de se détacher.
C'est là le piège : lorsque tout semble urgent, l'urgence commence à sembler normale. Même en dehors d'une situation de crise, il peut être difficile de ralentir. Difficile de se concentrer, non seulement à cause de la surcharge, mais aussi parce que le système s'est adapté à une vigilance constante. Fonctionner à l'adrénaline devient une seconde nature, et sortir de cet état n'est pas une mince affaire.
Ce que vous pouvez récupérer
Parfois, l'urgence n'est pas seulement inhérente au système, elle est modelée et amplifiée par les personnes influentes. J'ai déjà travaillé avec un manager qui adorait les drames. Si la journée commençait calmement, cela ne durait jamais longtemps. Un simple commentaire ou un courriel pouvait dégénérer en crise majeure, avec des dizaines de personnes en copie et une escalade heure par heure. Une demande ordinaire devenait le centre de l'attention, non pas à cause de son contenu, mais à cause du ton et de l'énergie qui l'entouraient.
Il m'a fallu quelques années pour reconnaître ce schéma. Au début, j'ai essayé de raisonner la crise, d’amener des corrections ou il semblait y avoir des problèmes ou de m'aligner sur son urgence pour ne pas prendre de retard. Finalement, j'ai compris que je ne pouvais pas changer sa façon de fonctionner, mais que je pouvais changer ma façon de réagir.
J'ai appris à repérer rapidement les situations qui dégénéraient. Je ne me sentais pas toujours calme, mais je faisais le choix délibéré de ne pas me laisser entraîner dans le tourbillon d'urgence qui avait été crée. Je répondais de manière concentrée, proposais des solutions et restais présente. Après tout, c'était mon patron : il avait des responsabilités que je n'avais pas et était peut-être soumis à des pressions que je ne percevais pas. Parallèlement, je m’efforçait de rechercher la clarté plutôt que d'agir sur la base de suppositions. Lorsque je traitais les couriels et les appels urgents de cette situation, je demandais systématiquement des détails précis et du temps pour consulter le service concerné si nécessaire. Je fournissais toujours un calendrier précis de ce qui pouvait être fait, tout en lui demandant le sien. Je m'assurais d'avoir les informations et les documents pertinents à portée de main, afin de pouvoir répondre avec précision et en contexte. Au fil du temps, j'ai également appris à choisir où investir mon énergie : défendre fermement ce qui était vraiment important et laisser les autres questions avancer sans résistance. J'ai également commencé à fixer des limites claires. Pas de réponse aux courriels après 19 heures, pas d'engagement avant 8 heures du matin, et rien entre le vendredi soir et le lundi matin. Je ne l'ai pas annoncé, je l'ai simplement appliqué. Et lorsque les membres de mon équipe m'envoyaient des messages pour s'inquiéter de la situation, je les rassurais : ils n'avaient pas à suivre le rythme. Je les assurais que je les soutiendrais (ce que je faisais quand nécessaire). Ils pouvaient choisir de ne pas se laisser entraîner dans la frénésie.
Et cela a fonctionné. Parfois, le problème se résolvait de lui-même sans que j'aie à intervenir. D'autres fois, ce n'était pas le cas, mais dans tous les cas, j’étais restée au dessus de la mêlée. Je ne me suis pas mis à courir dans tous les sens ni à reproduire la frénésie ambiante. Au lieu de cela, j'ai appris à prendre du recul, comme si je montais sur un balcon, pour observer ce qui se passait réellement, clarifier la demande et répondre de manière ciblée. Je n'ai pas toujours pu protéger mon temps, mais je n'ai pas laissé la situation me déstabiliser complètement, ni mon équipe, ni le travail qui comptait le plus. C'est le pouvoir des limites : elles ne changent pas le système, mais elles modifient la façon dont vous évoluez à l'intérieur.
Lorsque l'urgence devient la norme, il est facile de se sentir à court d'espace, de temps, de choix, d'air. Mais même dans des environnements en constante évolution, de petits gestes intentionnels peuvent briser le cycle. Non pas pour réformer le système, mais pour préserver votre capacité à réfléchir, à établir des priorités et à agir avec clarté.
Commencez par ce que vous pouvez protéger. Un créneau dans votre agenda qui ne peut être reporté. Un projet qui reste visible, même si vous ne pouvez le faire avancer que lentement. Un moment dans votre semaine pour faire une pause, non pas pour planifier, mais pour faire le point.
Ce ne sont pas des gestes grandioses. Ce sont des points d'ancrage. Et ils commencent souvent par des limites, non pas comme un mur rigide, mais comme une forme de discernement.
De quoi ai-je besoin pour faire un travail qui a du sens ? Qu'est-ce que je ne suis plus prêt à sacrifier pour être disponible ?
Fixer des limites dans des environnements réactifs ne signifie pas dire « non » à tout. Il s'agit de faire des choix plus délibérés sur ce qui mérite votre attention et ce qui ne la mérite pas. Cela peut signifier refuser une réunion où votre présence n'est pas indispensable, ou renégocier un délai avant qu'il ne se transforme en crise. Cela peut signifier identifier un espace protégé dans la semaine où l'urgence ne prend pas le dessus.
Ces choix ne résoudront pas les problèmes systémiques. Mais ils peuvent façonner la manière dont on évolue au sein de ceux-ci. Moins réactif. Plus intentionnel. Toujours réactif, mais pas consumé.
Et souvent, le simple fait de nommer ce qui compte, et de lui consacrer ne serait-ce qu'un peu de temps, peut commencer à changer le rythme de la journée.
Prendre du recul
Les incendies ne peuvent pas toujours être éteints. Certaines situations exigent vraiment une réaction rapide. Certains systèmes sont conçus pour fonctionner en urgence. Et certaines habitudes, individuelles ou institutionnelles, ne changent pas du jour au lendemain.
Mais tout ce qui est urgent ne doit pas nécessairement être traité immédiatement. Et toutes les demandes ne méritent pas toute notre attention.
Se réapproprier son espace, que ce soit en fixant des limites, en faisant preuve de discernement ou même en prenant le temps de faire une pause, ne signifie pas prendre ses distances. Il s'agit de rester connecté à ce qui compte, même lorsque le rythme est effréné.
Le rythme de travail d'un·e professionnel·le·s n'est peut-être pas sous son contrôle. Mais il a toujours le choix de la manière dont il évolue dans ce cadre.
Et pour ceux qui cherchent à trouver leur voix, à s'imposer ou à assumer de nouvelles responsabilités, c'est parfois dans ce choix calme et constant que réside véritablement le leadership.