Rester présent·e dans l’incertitude
Par Sophie Makonnen
Pourquoi l'incertitude, et pourquoi maintenant ?
Dernièrement, une question revient sans cesse dans mes conversations de coaching, mes ateliers de groupe et mes échanges individuels : comment trouver clarté et stabilité dans une période qui offre si peu de l'une et de l'autre ?
Dans le secteur du développement international et de l’impact social, il règne un sentiment croissant d’instabilité, qui ne se limite pas aux complexités habituelles des cycles de financement ou à l’évolution des priorités, mais qui touche presque tout le monde et s’accompagne d’une contraction systémique plus profonde. Les postes semblent moins sûrs. Les budgets sont plus serrés. De nombreuses personnes professionnelles doivent s’adapter à des priorités changeantes sans disposer de la clarté ou de la communication nécessaires pour aller de l’avant en toute confiance. Et dans ce contexte, la situation internationale elle-même n’est pas rassurante.
Qu’il s’agisse de tensions géopolitiques, d’incertitudes économiques ou des répercussions des perturbations mondiales, beaucoup ressentent un poids silencieux et persistant : s’agit-il simplement d’une période difficile ou les fondements de ce secteur sont-ils en train de changer ?
C’est pourquoi je souhaite aborder l’incertitude, non pas comme un problème à résoudre, mais comme une réalité à laquelle il faut s’adapter.
Comprendre l'incertitude
Toute instabilité n'est pas synonyme d'incertitude
Avant d'aller plus loin, il est essentiel de préciser que toutes les formes d'instabilité ne peuvent ni ne doivent être qualifiées d'incertitude. Il existe une différence entre l'incertitude et le danger, entre un manque de clarté et une menace immédiate pour la sécurité, la dignité ou la survie.
Lorsqu'une personne vit dans une zone de conflit, est confrontée à un déplacement forcé ou évolue dans un environnement physiquement et/ou émotionnellement dangereux, elle n'est absolument pas confrontée à une incertitude professionnelle ou à une dérive institutionnelle : elle fait face à des conditions qui exigent une réponse urgente et une responsabilité collective. Cela nécessite des outils différents, des discussions différentes et des formes de solidarité différentes.
Ce blog ne traite pas du chaos des crises ou de la dynamique de l'innovation. Il aborde autre chose : le type d'incertitude qui émerge lorsque les systèmes changent, parfois lentement, en raison d'un objectif érodé ou de priorités floues, parfois soudainement, à la suite de décisions prises par la hiérarchie qui redéfinissent les rôles et les processus sans contexte ni consultation. Ces moments ne sont peut-être pas qualifiés de crises, mais ils peuvent être profondément déstabilisants, surtout lorsqu'ils persistent ou se répètent.
Ici, l'incertitude fait référence à la désorientation silencieuse qui apparaît lorsque, entre autres, votre rôle vous semble moins sûr, que vos contributions vous semblent moins visibles, qu'un projet ne se déroule pas comme prévu ou qu'un imprévu vient bouleverser des semaines de préparation minutieuse. C'est le sentiment que le travail qui vous tient à cœur ne correspond plus aux structures censées le soutenir, ou que la mission qui fondait autrefois vos efforts devient plus difficile à atteindre.
Ce type d'incertitude ne se manifeste pas toujours dans un contexte marqué par la volatilité et la complexité. Mais elle peut tranquillement miner votre confiance, perturber votre sens de l'orientation et brouiller votre capacité à planifier l'avenir. Avec le temps, elle peut éroder vos liens avec les autres, votre travail et parfois même avec vous-même.
L'incertitude n'est pas l'ennemie
Dans un article récent, Alquist et Baumeister (2024) soulignent à quel point l'incertitude est souvent considérée comme quelque chose à éliminer :
« L'incertitude a une réputation négative. Ne pas savoir ce qui s'est passé ou ce qui va se passer est généralement considéré comme indésirable, et les gens cherchent souvent à la minimiser et à l'éviter. » (traduction libre)
Cette phrase résume ce que beaucoup d'entre nous ressentent, en particulier dans des moments comme celui-ci : si nous n'avons pas de réponses, nous supposons que quelque chose ne va pas dans le système ou en nous-mêmes.
Mais l'incertitude n'est pas intrinsèquement l'ennemie. C'est un état de non-savoir, qui est inconfortable mais aussi profondément humain. Et surtout, elle est souvent inévitable.
Cet état devient de plus en plus familier dans le domaine du développement international et plus largement, dans le domaine de l'impact social. Il ne s'agit pas de l'incertitude stimulante qui accompagne les possibilités, mais d'une incertitude déstabilisante où les questions se multiplient plus vite que les réponses, où les contrats sont suspendus, où les délais changent sans explication, où les structures familières commencent à se dissoudre et où personne ne semble capable de dire ce qui va se passer ensuite.
Il est naturel de rechercher une certaine prévisibilité. La certitude est rassurante, surtout dans un travail où les enjeux sont importants. Mais ce qui rend cette période difficile, c'est en partie le fait que de nombreux professionnel·le·s sont appelés à continuer à produire, à motiver les autres et à se présenter dans des systèmes qui ne sont plus stables.
Recadrer le discours
Si nous partons du principe que l'incertitude, telle que décrite dans la section précédente, est toujours une menace, nous limitons notre capacité à la surmonter. Mais que se passerait-il si nous la considérions différemment, non pas comme le signe que quelque chose ne va pas, mais comme une partie inévitable de tout système, de toute carrière ou de toute période de croissance ?
L'incertitude est certes inconfortable, mais elle n'est pas toujours synonyme de panique. Parfois, c'est une invitation à faire une pause, à écouter plus attentivement et à poser des questions différentes.
Les moyens de subsistance, l'identité et le sens de la vie des gens sont affectés. Dans des moments comme ceux-ci, la question n'est plus tant d'éliminer l'incertitude que de la surmonter. Il ne s'agit pas d'ignorer les difficultés. Cela nous invite à nous concentrer sur ce que nous pouvons influencer, plutôt que de nous épuiser à essayer de contrôler ce que nous ne pouvons pas.
Comme l'a dit le penseur stoïcien et empereur romain Marc Aurèle : « Vous avez le pouvoir sur votre esprit, pas sur les événements extérieurs. Réalisez cela, et vous trouverez la force. »
Ce n'est pas toujours facile. Mais c'est une force différente, calme, stable et durable, qui ne dépend pas d'une amélioration des conditions pour aller de l'avant.
Alquist et Baumeister nous rappellent que l'incertitude peut aiguiser l'attention, accroître les efforts et prolonger les émotions positives, mais seulement lorsque nous ne sommes pas submergés par la peur ou consumés par le besoin de contrôler le résultat.
Bien sûr, c'est plus facile à dire qu'à faire, surtout lorsque l'incertitude à laquelle nous sommes confrontés n'est pas abstraite, mais affecte les moyens de subsistance, l'identité et le sens de la vie des gens.
Recadrer ne signifie pas ignorer les risques. Cela signifie changer de perspective : passer de « Pourquoi cela arrive-t-il ? » à « Compte tenu de cette réalité, sur quoi puis-je influer ? ». Passer de « Je ne peux pas avancer sans certitude » à « Quelle petite mesure concrète puis-je prendre dès maintenant ? ».
C'est dans ce changement que réside la résilience, non pas parce qu'il fait disparaître l'incertitude, mais parce qu'il nous donne quelque chose de solide à quoi nous raccrocher.
Traverser l'incertitude avec détermination
La vie est intrinsèquement imprévisible, une réalité souvent décrite par le terme VUCA : volatile, incertaine, complexe et ambiguë. Cet acronyme, issu de l’anglais : Volatile, Uncertain, Complex, Ambiguous trouve son origine dans les milieux militaires et le leadership, il façonne aujourd'hui la manière dont de nombreux professionnel·le·s appréhendent le changement et la complexité. Naviguer dans ce type d'incertitude exige de la capacité d'adaptation, de la résilience et un jugement sûr, non seulement au sommet, mais à tous les niveaux.
Et pourtant, lorsque vous êtes en plein milieu, lorsque les décisions sont reportées, que les rôles changent sans prévenir ou que la voie à suivre n'est pas claire, ces concepts peuvent sembler abstraits. Le défi ne consiste pas seulement à « s'adapter », mais à le faire sans perdre pied ni perdre conscience de soi.
Cette section ne propose pas de solutions, mais des pratiques régulières, des moyens discrets de réagir avec intention, même lorsque la situation dans son ensemble reste incertaine.
Commencez par ce qui est à votre portée
Lorsque l'incertitude s'installe, il est facile de se concentrer sur ce qui échappe à votre contrôle : décisions reportées, budgets flous, changements de rôles. C'est une réaction naturelle. Mais rester bloqué dans cette situation est épuisant.
Parfois, il est utile de se recentrer doucement sur ce qui est réalisable. Vous pouvez par exemple contacter un collègue pour clarifier les prochaines étapes d'une tâche commune, même si le calendrier global du projet est incertain. Ou bien vous révisez un plan de travail pour tenir compte de ce que vous savez actuellement, tout en signalant les points qui doivent encore être clarifiés. Dans des moments comme ceux-ci, de petites mesures peuvent redonner un élan.
Elles peuvent sembler insignifiantes, mais ce sont souvent les petites actions ciblées qui permettent d'avancer. J'ai développé ce sujet dans Pourquoi les petits succès sont importants : transformer les avancées en motivation, où j'explore comment de modestes progrès peuvent redonner confiance et motivation en période d'incertitude.
Il ne s’agit pas d’ignorer la situation dans son ensemble, mais de rester ancré·e dans celle-ci. Les progrès n’ont pas à être spectaculaires. Ils peuvent découler d’une discipline tranquille : rester présent·e, attentif·ive et engagé·e, même lorsque la certitude est hors de portée.
Permettez-vous d'ajuster le cap sans perdre votre direction
Il y a une différence entre se sentir perdu·e et choisir de revoir son plan d’action. En période d’incertitude, s’accrocher au plan initial peut donner un sentiment de contrôle, mais cela peut aussi nous enfermer dans une voie qui ne correspond plus à la réalité. Ajuster le cap ne signifie pas que vous avez perdu votre objectif. Cela signifie que vous êtes attentif·ve.
Abandonner un calendrier, repenser une approche ou redéfinir la réussite en fonction d’un contexte qui a changé n’est pas un échec, c’est une preuve de maturité. C’est la différence entre dériver et naviguer en tenant compte des conditions.
Par exemple, après des mois de retard, un programme régional perd son financement. Au lieu d’essayer de sauver le lancement initial, l’équipe redéfinit son objectif, passant de l’expansion à la consolidation, et se concentre sur le renforcement des relations et de l’impact là où le travail est déjà en cours.
Ou à un niveau plus personnel : après avoir vu une promotion lui échapper en raison d’une restructuration, un·e professionnel·le de niveau intermédiaire cesse d’attendre la prochaine étape officielle et se rend plus visible grâce à la collaboration entre équipes et au mentorat. La stratégie change, mais l’engagement en faveur de la croissance reste intact.
Certain·e·s des professionnel·le·s les plus réfléchis·es avec lesquel·le·s j’ai travaillé ne sont pas ceux et celles qui vont de l’avant à tout prix, mais celles et ceux qui prennent le temps de faire une pause, de réévaluer la situation et de réagir avec clarté, même si cela signifie renoncer à la façon dont les choses étaient « censées » se dérouler.
La flexibilité n’est pas un compromis sur les normes. C’est le choix de rester fidèle à son objectif, et pas seulement au plan initial.
Normaliser la pause
Il existe souvent une attente tacite qui pousse à aller de l’avant, à avancer, à agir, à répondre. Et dans de nombreuses situations, cela est nécessaire. Les dirigeant·e·s sont souvent appelé·e·s à agir sans disposer de toutes les informations, et attendre trop longtemps peut signifier manquer des opportunités ou ralentir les progrès.
Mais tous les moments ne nécessitent pas une action immédiate. Lorsque les choses bougent en coulisses en période d’incertitude, une pause délibérée peut être plus utile qu’une réponse précipitée. Elle permet de réévaluer ce qui a changé, de clarifier les priorités ou de soulever des questions qui n’étaient pas visibles dans la précipitation initiale.
Faire une pause ne signifie pas se désengager. Cela signifie se donner un moment pour respirer, réfléchir clairement et éviter les décisions motivées par l’urgence plutôt que par la cohérence.
Cela peut sembler à contre-courant. De nombreux·ses professionnel·le·s associent la pause à un retard. Mais la réflexion n’est pas un retard, elle fait partie du travail. Et parfois, la démarche la plus responsable consiste à marquer une pause avant d’aller de l’avant.
Normaliser la pause ne signifie pas remettre en question ses choix. Il s’agit de savoir quand la rapidité favorise le progrès et quand un petit ralentissement intentionnel peut vous aider à faire des choix plus judicieux.
Vous remarquerez peut-être une tension ici. Dans des articles précédents, j’ai écrit sur l’importance d’agir sans attendre d’avoir toutes les informations, et j’y crois toujours. Mais savoir quand faire une pause et quand agir n’est pas contradictoire. C’est une question de jugement. Il s’agit de lire le moment, le contexte et le coût de l’inertie ou de la réactivité.
Il n’y a pas de règle parfaite. Il suffit d’une discipline tranquille qui consiste à être attentif·ve et d’avoir la confiance nécessaire pour savoir que, parfois, prendre le temps de respirer fait partie du processus pour aller de l’avant.
Restez connecté·e
L’incertitude peut être source d’isolement. Lorsque la situation semble floue ou instable, de nombreux·ses professionnel·le·s ont instinctivement tendance à se replier sur eux-mêmes, à essayer de comprendre seuls, à attendre que les choses s’éclaircissent avant de s’exprimer ou à supposer que les autres gèrent mieux la situation.
Mais souvent, ce qui semble personnel est en réalité commun à plusieurs.
Au cours de mes séances de coaching, j’ai entendu des personnes exprimer discrètement les mêmes doutes, les mêmes questions et le même malaise face à l’incertitude. Et pourtant, comme tout le monde essaie de paraître serein·e en apparence, ces expériences communes sont rarement exprimées à voix haute.
Rester connecté·e ne signifie pas partager à outrance ou exprimer son incertitude à tout bout de champ. Cela signifie créer un espace, formel ou informel, pour réfléchir, écouter et prendre du recul. Cela peut se faire par le biais d’un·e collègue de confiance, d’une discussion avec un·e ancien·ne collègue ou simplement en étant honnête avec une personne avec laquelle vous travaillez étroitement sur ce qui change pour vous.
Ces liens ne résolvent pas l’incertitude, mais ils en atténuent les effets. Ils nous rappellent que nous ne sommes pas seul·e·s face à la complexité. Parfois, le simple fait de savoir que quelqu’un d’autre cherche son chemin dans le même brouillard peut apporter un sentiment de stabilité.
Les liens ne vous apporteront pas de réponses, mais ils peuvent vous offrir une perspective, un réconfort et un rappel bien nécessaire que vous n’êtes pas seul·e à porter ce poids.
Conclusion
Nous n’avons pas toujours la compréhension nécessaire Mais nous pouvons toujours façonner notre réponse. Cette réponse n’a pas besoin d’être forte ou audacieuse. Parfois, ce sont les gestes les plus discrets (une pause, un ajustement réfléchi, un moment de connexion) qui nous aident à avancer.
Voici quelques conseils pour naviguer dans l’incertitude avec intention :
Soyez préparé·e et assurez-vous de bien comprendre le contexte dans lequel vous évoluez.
Ayez un plan B (et parfois un plan C…).
Si une nouvelle opportunité se présente, envisagez de la saisir.
Réfléchissez à la manière dont vous avez géré l’incertitude par le passé et reconnaissez la résilience que vous avez acquise.
Reconnaissez lorsque vous êtes confronté·e à un changement de paradigme plus important et prenez le temps de vous réajuster de manière réfléchie.
N’oubliez pas de célébrer vos victoires, petites ou grandes.
Lorsque des perturbations surviennent, la flexibilité vous aide à vous adapter sur le moment, la résilience vous permet de vous rétablir, et l’adaptabilité vous aide à évoluer en réponse à des changements à plus long terme.