Agilité émotionnelle : entre émotion et action
Par Sophie Makonnen
Mon dernier blogue abordait une idée simple, mais importante : les émotions ne sont pas des distractions. Ce sont des données. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut « gérer » ou évacuer, mais plutôt un signal auquel on doit porter attention. Elles nous indiquent que quelque chose est important : la frustration, l’enthousiasme, la joie, le ressentiment, la peur, l’embarras ou l’anxiété. Il y a un enjeu.
Mais, une fois que vous aurez fait une pause, écouté vos émotions et les aurez reconnues… que ferez-vous ensuite ?
Écouter n’est qu’un début.
La suite, que l’on néglige souvent, c’est de décider comment agir face à ces émotions, sans les ignorer, les banaliser ou s’y perdre.
C’est plus facile à dire qu’à faire. Une fois l’émotion reconnue, on se retrouve souvent en terrain inconnu. Faut-il s’exprimer ? Prendre du recul ? Avancer ?
Vous ressentez quelque chose de fort, mais le travail continue. Des tâches doivent encore être supervisées, des échéances doivent être respectées et des équipes doivent être soutenues. Même si la culture ne vous dit pas d’ignorer vos émotions, il y a une pression implicite à continuer d’avancer. Essayer de rester présent.e à ce que vous vivez tout en avançant peut vous donner l’impression d’être bloqué, d’être incertain quant à la manière de faire face à ce qui émerge sans être déstabilisé.
Voici le véritable défi : comment utiliser ses émotions sans les refouler ni s’y identifier complètement ? Cet article porte sur cet espace intermédiaire.
C’est là que la pratique de l’agilité émotionnelle devient cruciale. Elle nous permet de rester connectés à ce que nous ressentons sans nous laisser définir par cela et de diriger avec clarté et bienveillance, même lorsque les émotions sont complexes.
En quoi consiste l’agilité émotionnelle ?
Nous avons remis en question l’idée selon laquelle il faut écarter les émotions. Nous avons établi qu’elles sont utiles. Cependant, admettre qu’elles sont valides et précieuses constitue seulement un début.
Une fois que nous avons identifié nos émotions, comment les accepter sans nous laisser déborder par elles ?
C’est ici qu’intervient l’agilité émotionnelle, un terme proposé par la psychologue Susan David. Elle consiste à pouvoir rester conscient.e de ses pensées et de ses émotions, même les plus difficiles, avec ouverture et bienveillance, et à agir conformément à ses valeurs.
Il ne s’agit pas d’être indifférent.e. Il faut simplement savoir laisser de la place à nos émotions, sans leur laisser tout le champ libre. C’est la distinction entre être submergé par ses émotions et les vivre consciemment, selon les mots de Susan David.
Quand on fait preuve d’agilité émotionnelle, on reconnaît ce que l’on ressent, sans pour autant laisser ces émotions guider automatiquement nos décisions. On crée un espace suffisant pour faire une pause, réfléchir et se poser des questions comme « Que se passe-t-il ici ? », « Qu’est-ce qui compte le plus en ce moment ? ». Cette pause ne doit pas entraver l’action, elle vise plutôt à favoriser une action plus réfléchie.
Souvent attribuée à Viktor Frankl, une idée bien connue affirme qu’entre nos émotions et notre comportement se trouve un espace. L’agilité émotionnelle nous aide à l’élargir, nous permettant ainsi de réagir avec plus de soin, d’alignement et d’intention, même dans les situations les plus floues ou sous pression.
Voici la définition que donne Susan David de l’agilité émotionnelle : « Ce n’est pas éviter les émotions et les pensées difficiles, mais plutôt les accepter avec douceur, les affronter avec bravoure et empathie, tout en avançant selon ses propres valeurs. »
Cette capacité interne vous permet de vous exprimer ainsi : • « Je me sens dépassé·e, mais je n’ai pas à prendre de décision à cause de cela. » • « Je remarque que le doute s’installe mais je peux quand même aller de l’avant. » • « Je trouve ça injuste, mais je peux y faire face sans m’épuiser ni m’effondrer. »
L’agilité émotionnelle ne consiste pas à être insensible. Elle consiste à rester souple, pas faussement calme, mais bien enraciné·e dans ce qui est important.
Dans les systèmes où le contrôle est souvent une illusion, la souplesse interne représente l’une des formes de leadership les plus efficaces.
Avant de nous plonger dans la pratique de l’agilité émotionnelle, il est utile de réfléchir à l’importance de cette compétence, en particulier dans le travail social où les émotions sont souvent reléguées au second plan.
Pourquoi est-ce important dans le travail à impact social ?
Dans le milieu de l’impact social, la complexité émotionnelle fait partie intégrante du travail. Vous ne gérez pas uniquement des projets. Vous contribuez à une cause significative, tout en naviguant dans des structures complexes, marquées par la bureaucratie, la politique et, souvent, l’urgence.
On attend de vous que vous obteniez des résultats mesurables dans des environnements caractérisés par des dynamiques interinstitutionnelles, des priorités mouvantes et parfois des attentes contradictoires. Tout cela en tenant compte des répercussions humaines de votre travail, sur vos partenaires, les communautés et parfois même votre propre identité.
Lorsque nous manquons d’espace pour traiter des émotions telles que la frustration, la déception ou le conflit intérieur, ces émotions ne disparaissent pas. Ils se glissent dans nos interactions, nos messages, notre communication non verbale et même dans notre fatigue.
L’agilité émotionnelle vous aide à vous protéger contre les récits intériorisés que de nombreux professionnels et professionnelles portent en silence. Ces récits peuvent inclure :
• « Je dois toujours démontrer ma valeur ajoutée. » ;
• « Je devrais pouvoir tout gérer seul. » ;
• « Si je montre mes sentiments, on pensera que je suis trop sensible. »
L’agilité émotionnelle vous offre l’espace nécessaire pour accueillir la complexité. Elle vous encourage à accepter les défis, tout en décidant comment vous voulez les aborder. Elle vous permet de rester connecté.e à votre raison d’être sans être accablé.e par la pression.
Cela va au-delà de la résilience. Il s’agit également de se montrer compatissant envers soi-même.
Dans un travail axé sur la mission, où on attend beaucoup de vous, mais où vous n’obtenez pas nécessairement ce qu’on attend de vous, cette forme de clarté devient cruciale. Lorsque votre mission consiste à prendre soin des autres, mais que les systèmes en place ne reflètent pas cette priorité, ce décalage peut devenir épuisant et très personnel. L’agilité émotionnelle vous aide à maintenir votre équilibre dans ces situations.
C’est pour cette raison qu’il est si utile d’avoir une approche concrète. Elle vous permet de vous soutenir lorsque le travail devient profondément personnel et que des forces qui échappent à votre contrôle affectent les résultats.
J’ai moi-même connu cette tension.
J’ai le souvenir d’un projet sur lequel j’ai travaillé il y a plus de 17 ans. Il concernait l’amélioration des infrastructures scolaires. Pour moi, ce travail était important à la fois sur le plan professionnel et personnel. Je croyais que l’amélioration de l’éducation ne dépendait pas seulement des enseignant.es ni des manuels, même si les deux sont essentiels, mais aussi des lieux physiques où les enfants apprennent. Je me posais la question, surtout pour les élèves vivant dans une grande pauvreté : pourquoi passer d’un endroit de pauvreté à un autre ? Pourquoi une telle continuité ?
L’école devrait être un lieu de transformation, et non de reproduction de la pauvreté. Je comprenais que l’infrastructure seule ne suffisait pas, et que tous les aspects devaient être pris en compte : les opportunités économiques, la qualité de l’enseignement, le soutien de la communauté. Cependant, l’espace physique joue également un rôle crucial.
Autrefois, j’avais l’impression que cette perspective n’était pas considérée comme prioritaire en éducation. Elle était peu appuyée par des données et facilement reléguée au second plan. Malgré tout, j’ai continué. Le projet a fini par être approuvé.
Puis une catastrophe naturelle a frappé, dévastant la capitale et les régions avoisinantes. L’organisation est passée en mode urgence. Mon projet a été redirigé vers la mise en place d’installations éducatives temporaires, une décision à la fois essentielle et urgente.
C’était la bonne chose à faire. J’avais moi-même traversé cette catastrophe. Et pourtant, je me souviens du moment où j’ai appris que l’intervention d’urgence deviendrait le projet. Le travail auquel je m’étais consacrée, la conception minutieuse, la persévérance, tout cela était devenu autre chose, en silence.
Un petit prix à payer, compte tenu de ce qui était en jeu. Mais un moment qui m’est resté.
Avec le recul, cette expérience m’a appris ce que signifie se soucier sincèrement, s’adapter rapidement et rester fidèle à ce qui compte, même lorsque les résultats prennent une autre direction.
Les quatre étapes de l’agilité émotionnelle en pratique
Alors, comment pratiquer l’agilité émotionnelle ?
Susan David propose un cadre intéressant en quatre étapes pour nous aider à passer de la réactivité à une action intentionnelle, alignée sur nos valeurs. Ces étapes ne vous demandent pas d’avoir toutes les réponses ni d’être toujours émotionnellement « équilibré.e ». Elles offrent plutôt un chemin, une manière de rester en lien avec vos émotions sans vous laisser submerger ou définir par elles.
Voici les quatre étapes :
Être présent.e
La première étape consiste à faire face à vos émotions plutôt que de les combattre. Cela signifie vous permettre de ressentir ce que vous ressentez, sans juger l’émotion comme étant mauvaise, exagérée ou inappropriée. Même les émotions difficiles ont quelque chose à nous dire.
Être présent.e, c’est faire preuve de curiosité envers ce qui se passe en vous. C’est créer un espace pour vivre cette expérience intérieure avec honnêteté et bienveillance. Ce n’est pas s’y attarder de façon excessive, mais chercher à la comprendre.
Vous pouvez vous poser les questions suivantes : • Qu’est-ce que je ressens en ce moment ? • À quoi cette émotion essaie-t-elle d’attirer mon attention ?
On ne peut pas transformer ce que l’on refuse de reconnaître. L’agilité émotionnelle commence par la présence, pas par la performance.
Prendre du recul
Prendre du recul, c’est remarquer vos pensées et émotions sans vous laisser emporter. Cela signifie reconnaître que ce que vous ressentez ou pensez dans un moment donné peut contenir de l’information, mais ne doit pas nécessairement dicter votre prochaine action. Ce recul crée une pause, même brève, entre la situation et votre réponse. Dans cette pause, vous ne réagissez plus automatiquement selon de vieilles habitudes ou récits internes. Vous choisissez votre réponse avec clarté et intention.
Prendre du recul permet de desserrer l’emprise des émotions fortes ou des histoires rigides. Cela vous invite à observer les récits qui tournent dans votre esprit, comme « on ne m’écoute jamais » ou « je dois toujours prouver ma valeur », et à vous demander : • Cette histoire est-elle utile ? • Est-elle vraie ? • Qu’est-ce qui pourrait aussi être vrai ?
Cette étape favorise la clarté et le leadership de soi, surtout quand les émotions sont intenses ou envahissantes.
Agir selon vos valeurs
Voici le cœur de l’agilité émotionnelle : se reconnecter à vos valeurs.
Une fois que vous êtes présent.e à ce que vous ressentez et que vous avez pris du recul, la question devient : qu’est-ce qui compte le plus pour moi maintenant ? Pas ce que je devrais faire ni ce qui ferait plaisir aux autres, mais ce qui correspond à la personne que je veux être.
Vos valeurs sont comme une boussole. Elles ne vous disent pas quoi ressentir, mais elles vous aident à décider quoi faire avec ces émotions.
Agir selon vos valeurs permet de répondre aux moments difficiles plutôt que d’y réagir, d’une manière qui vous ressemble. C’est ainsi que vous restez ancré.e dans l’intégrité, même quand l’émotion est forte ou que le chemin semble flou.
Posez-vous les questions suivantes : • Quelle valeur ai-je envie d’honorer en ce moment ? • Comment puis-je me présenter de manière à refléter qui je suis et ce qui me tient à cœur ?
Avancer
Enfin, l’agilité émotionnelle nous invite à passer à l’action. Mais pas n’importe quelle action. Il s’agit de se demander : quel est un petit geste concret que je peux poser en ce moment et qui reflète mes valeurs ? Il s’agit d’un pas intentionnel dans une nouvelle direction.
Cela n’a pas besoin d’être spectaculaire ou parfait. Il peut s’agir d’une conversation, d’une limite à poser, d’une pause, d’un changement de ton ou d’une décision de revenir plus tard avec un esprit plus clair. Le but n’est pas de tout résoudre. C’est d’avancer avec intention.
Vous pouvez réfléchir à ceci : • Quel est un pas que je peux faire à partir de ce lieu de clarté ? • À quoi ressemblerait un leadership enraciné dans mes valeurs, et non dans le stress, dans cette situation ?
Les petites actions alignées sur vos valeurs créent un élan. Avec le temps, c’est ainsi que l’on développe la résilience, non pas en forçant le passage, mais en choisissant avec discernement, un geste à la fois.
Traverser la rivière : une métaphore de l’agilité émotionnelle
Il y a une rivière que vous avez déjà traversée à de nombreuses reprises. Parfois, le courant est fort. D’autres fois, il est calme, mais toujours profond. Vous savez qu’il ne faut pas essayer de sauter de l’autre côté. Elle est trop large, trop imprévisible. Cette rivière, c’est comme nos émotions. Elles changent constamment, peuvent parfois nous dépasser, mais elles sont toujours là. Alors, vous cherchez les pierres sur lesquelles poser le pied. Vous ne vous précipitez pas. Vous vous arrêtez. Vous observez le courant de l’eau.
Chaque pierre représente un choix. Vous posez le pied, vous cherchez votre équilibre, et ce n’est qu’à ce moment-là que vous transférez votre poids. Vous n’ignorez pas la rivière. Vous avancez avec attention à travers elle.
C’est cela, l’agilité émotionnelle. Ce n’est ni éviter les émotions, ni s’y laisser emporter. C’est apprendre à les traverser, un pas stable à la fois.
Et pour terminer, une dernière pause
L’agilité émotionnelle ne consiste pas à toujours bien faire les choses. Ce n’est pas maîtriser ses émotions ou rester calme en toutes circonstances. C’est plutôt remarquer ce qui se passe en soi et prendre le temps d’analyser la situation avant d’agir.
Cette pause peut être subtile, presque imperceptible. Elle a cependant de l’importance.
Alors, la prochaine fois qu'une émotion forte se présente, prenez une pause. Écoutez ce qui se passe en vous. Laissez cette expérience éclairer votre regard, sans qu’elle prenne le dessus sur votre jugement.