Les émotions sont des données : comprendre ses émotions pour un leadership affirmé
Par Sophie Makonnen
Les émotions ne sont pas l’ennemi
Vous a-t-on déjà dit, directement ou indirectement, de laisser vos émotions à la porte lorsque vous arrivez au travail ?
Cette attente peut sembler particulièrement contradictoire dans les milieux liés à l’impact social, où la mission repose sur la dignité, la justice et le bien-être humains. Beaucoup d’entre nous choisissent ce domaine parce que nous nous soucions profondément des autres. Et pourtant, avec le temps, nous apprenons à minimiser, à réprimer ou à compartimenter nos émotions afin de paraître « professionnel·le·s ».
Le message implicite est clair : les émotions sont un handicap. Elles troublent le jugement, ralentissent les progrès ou nous font paraître moins compétent·e·s.
Cependant, il faut reconnaître une chose : ce ne sont pas les émotions elles-mêmes qui posent problème. Le véritable enjeu réside plutôt dans notre capacité à réguler notre réactivité. Les émotions, en elles-mêmes, ne sont rien d’autre que des informations. Elles indiquent qu’une situation mérite notre attention, que ce soit quand on dépasse des bornes, qu’une idée nous enthousiasme, ou encore qu’un fonctionnement doit être modifié.
Il ne s’agit pas ici d’une invitation à laisser les émotions envahir l’espace de travail. Un leadership fondé sur la conscience émotionnelle ne signifie pas une expression sans filtre, comme exprimer crûment sa frustration, élever la voix ou transformer les réunions en exutoires émotionnels. Il s’agit plutôt de reconnaître la présence des émotions, de comprendre ce qu’elles indiquent, et de choisir comment y répondre avec intention et respect.
Dans cet article, je souhaite proposer une perspective différente. Et si, au lieu de considérer les émotions comme quelque chose à réprimer ou à contrôler, nous les considérions comme une source d’information ? Et si nous avions la capacité de répondre au lieu de réagir, en utilisant notre sensibilité émotionnelle comme un atout pour diriger, plutôt que comme une faille ?
Il n’est pas nécessaire d’adopter une expression neutre et distante en toutes circonstances pour être un leader efficace. Toutefois, la clarté est cruciale. Une facette importante de celle-ci réside dans l’écoute attentive des messages véhiculés par nos émotions, suivie de leur utilisation judicieuse.
Le mythe des « émotions interdites au travail » ?
Comme j’ai indiqué au début de ce texte, beaucoup d’entre nous avons appris que le professionnalisme consiste à laisser ses émotions à la porte quand on arrive au travail. Cette idée, parfois subtile, mais toujours présente, laisse entendre qu’être efficace exige une attitude rationnelle, calme et dénuée d’émotions face aux défis professionnels.
Cette conviction existe également dans les milieux liés à l’impact social, où le travail est sérieux, les enjeux sont élevés et les décisions peuvent affecter des communautés entières. C’est comme si la gravité de la mission exigeait une forme de neutralité émotionnelle. Or, en réalité, les émotions sont toujours présentes, peu importe combien nous tentons de les compartimenter. Elles influencent notre façon de penser, d’interagir et de prendre des décisions.
L’attente d’être objectif·ive ou dépourvu·e d’émotion provient souvent de cultures organisationnelles façonnées par des structures de pouvoir traditionnelles, dans lesquelles manifester une émotion est associé à de la faiblesse ou perçu comme une distraction face aux résultats. Cependant, peut-on vraiment séparer notre humanité de notre travail, surtout quand celui-ci est étroitement lié au bien-être humain ?
Prétendre que les émotions n’existent pas ne change rien. Cela les enfouit simplement et elles réapparaissent souvent sous d’autres formes, telles que l’épuisement, le désengagement, la frustration ou encore un sentiment de déconnexion par rapport à la mission qui nous tient à cœur.
Reconnaître ses émotions ne signifie pas renoncer au professionnalisme. Cela revient à admettre que les émotions font partie intégrante de notre perception du monde qui nous entoure. Elles nous signalent quand quelque chose ne semble pas logique, quand nos convictions sont ébranlées ou quand l’énergie circule de manière fluide et équilibrée.
Le professionnalisme ne réside pas dans la répression des émotions, mais dans la conscience que nous en avons. Le stéréotype selon lequel les émotions n’ont pas leur place au travail nous empêche de nous engager pleinement dans la richesse de nos fonctions. En acceptant les émotions comme une source d’éclairage, nous pouvons exercer notre leadership avec davantage de clarté, de résilience et d’authenticité..
Prendre la parole en utilisant l’intelligence émotionnelle
On croit souvent, à tort, qu’il faut être incisif·ive, bruyant·e ou conflictuel·le pour remettre en question le statu quo ou défendre ce qui nous tient à cœur. Pourtant, le leadership n’exige pas nécessairement d’élever la voix ou de dominer l’assemblée. Des actions subtiles et réfléchies, comme une question bien placée, une pause qui change l’atmosphère ou une déclaration posée, mais déterminée, peuvent s’avérer très efficaces. Il ne s’agit pas d’ignorer ces émotions mais de les intégrer dans le processus.
C’est ici que l’intelligence émotionnelle entre en jeu. Elle consiste à reconnaître, comprendre et maîtriser ses propres émotions, tout en étant capable de percevoir, de comprendre et d’accepter celles des autres. Il s’agit d’être conscient·e de ce que l’on ressent, de la manière dont ces émotions nous influencent et de la façon dont cette conscience peut favoriser des interactions plus justes et plus efficaces avec autrui.
L’intelligence émotionnelle permet de rester centré et de répondre avec clarté et intention, même quand les enjeux sont élevés. À long terme, cultiver cette conscience émotionnelle renforce également la confiance en soi, en affermissant la capacité à se fier à son jugement, même dans des situations complexes ou sous haute pression.
Mais ce n’est pas uniquement notre monde intérieur qui façonne nos émotions ; nos rôles au travail ont également une influence sur celles-ci, en plus de déterminer comment nous devons les gérer.
Comment les rôles façonnent les émotions au travail
Nous avons tendance à croire que les émotions sont uniques et internes, influencées par notre histoire personnelle ou notre personnalité. Pourtant, les rôles que nous jouons au travail influencent aussi nos émotions. Les attentes des autres, qu’elles soient exprimées ou non, peuvent déterminer quelles émotions semblent « acceptables » selon les fonctions que nous occupons.
Par exemple, dans des postes de leader, nous pouvons sentir une pression pour rester calmes et maîtres de nous-mêmes, même si tout est chaos. À l’inverse, des membres du personnel moins expérimenté·e·s peuvent avoir l’impression qu’il ne leur est pas « permis » de faire preuve de confiance, ou qu’ils·elles doivent porter leur frustration en silence. Avec le temps, cela peut entraîner une tension émotionnelle, non pas parce que nous sommes trop émotif·ive·s, mais parce que nous devons composer avec des règles invisibles qui dictent ce qu’il est acceptable de ressentir et ce qui ne l’est pas.
Comprendre que les émotions sont façonnées par les rôles que nous occupons nous permet de porter un regard plus bienveillant sur nous-mêmes et sur les autres. Cela aide aussi les leaders en émergence à reconnaître que leurs émotions ne reflètent pas uniquement leur monde intérieur, mais également les attentes liées à leur position. En effet, nos émotions ne nous appartiennent pas toujours. Ce que nous ressentons au travail dépend autant de nos actions et des attentes des autres envers les personnes occupant nos rôles que de notre vie interieur. Gianpiero Petriglieri.
Lorsque nous en prenons conscience, nous pouvons commencer à nous demander : ces émotions sont-elles vraiment les miennes, ou bien font-elles partie du rôle que j’occupe ? Cette prise de conscience peut ouvrir la voie à un·leadership plus réfléchi.
Les émotions comme données : Outils de compréhension et de stratégie
Nous avons souvent tendance à considérer les émotions comme quelque chose qu’il faut maîtriser ou même éliminer complètement. Mais pourquoi ne pas les aborder différemment, en tant que sources précieuses d’informations ? Des signaux capables d’éclairer nos décisions, de nous alerter sur ce qui est vraiment important et de nous aider à diriger avec plus d’intention ?
Les émotions n’apparaissent jamais par hasard. Elles naissent en réponse à notre environnement, à nos valeurs, à nos désirs, à nos rêves, à nos expériences, et dans ces moments où nous nous sentons porté·e·s par l’espoir, mis·e·s au défi ou vulnérables. Nos objectifs et nos aspirations peuvent également les éveiller.
Par exemple, la colère ou la frustration que l’on ressent lorsque l’on se sent ignoré·e, ou que nos idées ne sont pas reconnues, ne reflètent pas seulement la situation immédiate. Elle peut révéler un besoin plus profond d’être reconnu·e, respecté·e, ou encore en adéquation avec nos aspirations de développement. Ce n’est pas l’émotion elle-même qui pose problème. Le véritable risque réside dans la réaction impulsive, sans réflexion, lorsque l’on se laisse submerger par nos émotions plutôt que de les utiliser pour guider nos actions réfléchies.
Voici une approche simple pour travailler avec les émotions comme données
Lorsque nous ressentons une émotion, il est crucial de prendre conscience de ce que nous éprouvons et de l’identifier clairement (frustration, colère, déception, joie…)
Donner un nom à l’émotion permet de créer une distance, de ralentir l’élan de la réaction.
Se demander ensuite ce qui a déclenché ce sentiment nous aide à comprendre ce que cette émotion révèle sur nos valeurs, nos besoins ou sur des points sensibles où nous nous sentons vulnérables ou pleins d’espoir.
Il est également important de penser à l’impact que cela a sur nos objectifs personnels, sur nos besoins en termes de respect, de justice ou de reconnaissance.
Finalement, il faut se demander si quelque chose doit être exprimé ou planifié. Toutes les émotions ne demandent pas nécessairement une réaction immédiate, mais elles peuvent souvent fournir un bon sujet de réflexion.
En considérant les émotions comme des données, nous nous accordons la distance nécessaire pour répondre de manière claire plutôt que de réagir automatiquement. Cette approche revêt une importance particulière dans les environnements complexes, où les décisions ont des conséquences majeures. La conscience émotionnelle nous permet de rester fidèles à nos valeurs les plus profondes, que ce soit pour nous-mêmes ou pour les communautés que nous servons, tout en remplissant nos responsabilités.
Les émotions ne sont pas des distractions. Ce sont des indications précieuses. Il est important de prendre le temps de les écouter, car ces émotions peuvent devenir des alliées pour un leadership plus mature et ancré.
Cette vérité m’a frappée lorsque j’ai vécu une période difficile au travail. J’y travaillais avec une collègue qui remettait constamment en question mon autorité, semait la confusion, contestait ma légitimité et cherchait toujours à usurper mon rôle de leader. Au début, j’ai commencé à douter de mes capacités. J’ai peut-être laissé mes émotions prendre le dessus, était-ce trop ? S’agit-il d’un ego froissé ? Mais, peu à peu, cette frustration est devenue pour moi une véritable donnée. Elle me révélait qu’un déséquilibre existait, non seulement pour moi, mais aussi pour d’autres membres de l’équipe, qui subissaient eux aussi cette tension. Plutôt que de réagir, j’ai pris du recul et j’ai commencé à observer, J’ai adopté une position détachée, comme si je regardais la scène depuis une hauteur. Avec de la persévérance et une stratégie bien réfléchie, j’ai su résoudre la situation. Ce processus a renforcé ma confiance en moi en tant que leader.
Le leadership avec présence
Il y a des moments où l’on peut s’arrêter pour réfléchir, et d’autres où il faut continuer d’avancer, même quand tout semble trop lourd. La conscience de soi ne signifie pas que nous sommes incapables d’agir, mais que nous agissons avec plus d’intention. Parfois, rester ancré, c’est écouter ce que nos émotions tentent de nous dire. D’autres fois, c’est les mettre de côté pour un moment, puis y revenir plus tard.
Les émotions sont importantes : elles constituent une source d’information. Elles nous révèlent ce qui a de l’importance, ce qui ne va pas, ou encore ce qui mérite une attention particulière. Toutefois, elles ne représentent pas la réalité dans son ensemble. La conscience émotionnelle consiste à reconnaître ses sentiments, à s’appuyer sur cette compréhension pour orienter nos actions, et cela, sans pour autant se laisser submerger. Cultiver cette forme de conscience renforce la confiance en soi, cette confiance qui nous permet d’affronter la complexité, de nous fier à notre intuition et à faire des choix qui reflètent à la fois ce que l’on sait et ce qui compte véritablement, à cet instant, avec les informations dont on dispose.