Aimable ou respecté·e ? Pourquoi vous ne devriez pas avoir à choisir
Par Sophie Makonnen
Vous est-il déjà arrivé d’accepter quelque chose au travail, non pas parce que cela vous semblait juste, mais parce que vous ne vouliez contrarier personne ? Peut-être avez-vous dit oui à une tâche de plus, alors que vous n’aviez pas le temps, adouci votre message pour éviter un malaise, ou retenu un commentaire honnête au nom du fait d’« être gentil·le ». Si c’est le cas, vous n’êtes pas seul·e.
Beaucoup d’entre nous ont appris, de manière formelle ou non, qu’être attentionné·e, accommodant·e et facile à côtoyer est une qualité. Et à bien des égards, c’en est une. Être plein·e de considération peut favoriser la confiance, la collaboration et une culture d’équipe positive. Mais lorsque le besoin d’être apprécié·e devient un mode de fonctionnement par défaut, en particulier dans des rôles qui exigent de la clarté, de la responsabilité et de la prise de décision, il peut insidieusement affaiblir notre leadership.
Cette dynamique touche tous les genres, mais elle est particulièrement fréquente chez les femmes. Dès l’enfance, on apprend souvent aux filles à privilégier l’harmonie, l’aide aux autres et la sensibilité émotionnelle. Ces traits sont souvent valorisés à l’école, puis renforcés dans le monde du travail, surtout dans les rôles qui misent sur le soutien plutôt que sur la stratégie.
En conséquence, les femmes se retrouvent souvent prises dans un tiraillement constant entre le fait d’être perçues comme « gentilles » ou comme fortes.
C’est là que le tiraillement prend toute sa force : vaut-il mieux être aimé·e ou respecté·e ?
Les bénéfices et les coûts du désir d’être apprécié·e
Être apprécié·e dans des environnements collaboratifs et orientés par une mission, comme le développement international, l’impact social, l’humanitaire ou les institutions multilatérales, est souvent perçu comme un atout professionnel. Cela aide à établir des liens, à atténuer les différences culturelles et à favoriser l’harmonie au sein d’équipes complexes et entre divers·es acteur·rice·s. Cela renforce l’idée que vous êtes une personne fiable, facilement abordable et agréable à côtoyer.
Vouloir se montrer serviable, accommodant·e ou conciliant·e vient généralement d’une intention positive : le désir de soutenir ses collègues, d’éviter des conflits inutiles ou de créer un climat de cohésion. Surtout dans les contextes de forte pression, où les équipes sont en sous-effectif, de toujours en faire plus peut sembler être une bonne option. Toutefois, si elle n’est pas surveillée, cette attitude pourrait s’avérer préjudiciable.
Ce n’est pas un défaut de vouloir être apprécié·e. Le fait d’inspirer de la sympathie peut favoriser la confiance, ouvrir le dialogue et créer un sentiment de lien au sein d’une équipe. Mais lorsque ce désir d’être apprécié·e commence à orienter vos choix, lorsqu’il vous pousse à taire votre voix, à brouiller votre jugement ou à vous dépasser, il cesse d’être utile. Il vous freine, alors même que vous êtes déjà allé·e bien au-delà de vos propres limites.
Chercher à être apprécié·e en toutes circonstances peut nuire à la clarté des décisions. Cela peut vous rendre vulnérable à des formes de manipulation fondées sur la culpabilité ou vous faire accepter des responsabilités qui ne correspondent ni à vos forces ni à votre capacité réelle. Le besoin de faire plaisir peut aussi engendrer une véritable fatigue émotionnelle. Vous acceptez de faire des choses pour lesquelles vous n’avez pas assez de temps, ce qui se traduit par des moments en famille manqués, des nuits plus courtes, de la fatigue, etc. À terme, cela peut entraîner ce que j’appelle la « fatigue du ressentiment », soit ce sentiment lent, mais épuisant de voir votre générosité être subtilement exploitée.
J’ai moi-même vécu cette situation.
Il y a quelques années, on m’a demandé de superviser un nouveau projet après le départ inattendu de la personne responsable. Dans un pays à risque élevé où il était impossible de recruter localement, nous étions en sous-effectif. Ma réputation de personne capable de mener à bien des projets m’a valu d’être désignée pour reprendre le flambeau, même si le domaine n’était pas mon expertise.
J’y ai mis tout mon cœur, j’ai rapidement appris, j’ai gagné le respect de l’équipe, et le projet a pu continuer. L’équipe responsable de la mise en œuvre était excellente : non seulement elle a su gérer la situation avec brio, mais elle a également su me cadrer, avec patience et bonne humeur. Je les remercie pour cela, même si cela m’a coûté quelque chose.
J’avais deux enfants à la maison, l’un de dix ans et l’autre de quinze, ce dernier étant dans sa période « découverte du monde » (lire : il testait mes limites, c’était devenu son emploi à temps plein). De plus, je devais assumer le rôle de mère monoparentale, en plus d’un travail déjà très prenant. Je n’ai pas protesté ; j’ai simplement trouvé des solutions pour régler la situation.
Ce qui devait durer six mois s’est transformé en trois ans.
En y repensant, il aurait été difficile de dire non, la situation était vraiment critique et il fallait s’entraider. Cependant, j’aurais dû poser des limites dès le départ. J’étais contente d’apporter ma contribution à la solution, mais l’ajout de responsabilités m’a coûté cher. Il aurait été tout à fait justifié de demander une aide partagée, peut-être une personne du siège pour alléger la charge décisionnelle, ou un plan clair pour réévaluer l’organisation après une période donnée. Non pas pour se défausser sur les autres, mais pour reconnaître qu’engager des efforts ne doit pas rimer avec s’épuiser.
Pourtant, je me suis abstenue de dire quoi que ce soit, car je ne voulais pas donner l’impression de ne pas être collaborative.
L’attrait de plaire, pourquoi il est si difficile de lâcher prise
L’envie de plaire ne se limite pas à vouloir être gentil·le. Pour beaucoup de professionnel·le·s, en particulier celles et ceux reconnu·e·s pour leur fiabilité, leur sens de la réflexion et leur esprit de collaboration, dire « oui » semble intrinsèquement lié à leur identité. Aider les autres devient une manière d’être une « bonne personne », un·e bon·ne collègue, un·e vrai·e professionnel·le. Et dire « non », même lorsque c’est la bonne chose à faire, peut sembler être une faute morale.
Un dialogue intérieur revient souvent, sous cette forme : « Si j’aide tout le monde, si je facilite les choses pour les autres, je serai perçu·e comme utile. On m’appréciera. J’aurai ma place. » Peu à peu, cette façon de penser s’installe comme une pression silencieuse mais constante d’être toujours disponible, accommodant·e et conciliant·e, peu importe le prix.
Et ce prix est bien réel.
Les personnes prises dans cette dynamique hésitent souvent à poser des limites. Non pas parce qu’elles n’en voient pas la nécessité, mais parce qu’elles craignent sincèrement de décevoir les autres. Elles disent oui alors qu’elles sont déjà dépassées. Elles se portent volontaires quand personne ne le fait. Elles se taisent lorsqu’il faudrait remettre en question quelque chose, par peur d’être perçues comme ingrates ou difficiles.
Ces dynamiques se manifestent de manière subtile, mais profondément épuisante :
• Devenir la personne-ressource émotionnelle par défaut pour des collègues qui se déchargent, sans jamais offrir le même soutien en retour.
• Être constamment impliqué·e dans des drames de bureau, et se demander pourquoi les mêmes personnes viennent toujours vers vous.
• Éprouver des difficultés à offrir des commentaires honnêtes, même quand c’est nécessaire, par peur de blesser ou de créer des tensions.
Ce qui commence comme une force, de l’empathie, de la rigueur ou de la générosité peut se retourner contre vous si ce n’est pas accompagné de discernement. Sans limites claires, le désir d’aider peut lentement affaiblir votre voix de leader, surcharger votre emploi du temps et vous laisser frustré·e, invisible ou considéré·e comme acquis·e.
Parfois, il ne s’agit pas seulement de vouloir être apprécié·e, mais de la manière dont les autres perçoivent la force et le leadership
Le fait de vouloir faire plaisir devient souvent une stratégie d’adaptation, non pas parce que la personne manque de conviction, mais parce qu’elle gère la façon dont elle est perçue. Chez certain·e·s, la confiance en soi et la fermeté sont vues comme des signes de leadership. Chez d’autres, surtout des femmes, elles sont étiquetées comme de l’agressivité ou de la froideur. Le message est subtil, mais clair : adoucissez votre présence pour paraître plus acceptable. Naviguer dans ce double piège pousse, des fois même des professionnel·le·s aguerri·e·s, à atténuer leur posture ou à diluer leur autorité. Non pas parce qu’ils·elles doutent de leurs compétences, mais parce qu’ils·elles sont conscient·e·s de la façon dont cela peut être perçu.
Malheureusement, on confond encore souvent autorité et intimidation, non pas parce que les leaders abusent de leur pouvoir, mais parce que certain·e·s sont mal à l’aise lorsque l’autorité ne ressemble pas à ce à quoi ils·elles sont habitué·e·s.
Si vous vous êtes reconnu·e dans ces dynamiques, vous n’êtes pas seul·e et vous n’avez pas à rester pris·e dans cet engrenage. Le besoin de plaire est particulièrement fort surtout si vous êtes dans un environnement où l’on attend de l’harmonie et de la serviabilité. La clé, c’est de faire une pause et de se demander : Qu’est-ce qui est important en ce moment ? Est-ce que cela fait partie de mon rôle ? Est-ce que cela peut attendre ? Pourquoi suis-je en train de dire oui à cela ?
Cette clarté vous aide à poser des limites, non pas pour exclure les autres, mais pour préserver l’énergie dont vous avez besoin pour bien diriger.
Cela ne signifie pas dire devenir brusque ou distant·e. Cela signifie diriger avec des repères clairs et une conscience de soi, sans perdre sa chaleur humaine.
Le leadership ne consiste pas à abandonner l’attention ou l’empathie. Il s’agit plutôt de les ancrer dans une intention claire, de la lucidité et du respect mutuel.
Un autre point à considérer est que plus vous occupez un rôle de niveau élevé, plus votre succès dépend des actions des autres. Leur motivation, leurs efforts et leur volonté de vous suivre reposent souvent non seulement sur votre expertise technique, mais aussi sur la manière dont vous entrez en relation avec eux·elles. Comme le rappelle Amana Nimon-Peters dans son article The Psychology of How to Be Likable as a Leader, nous avons souvent tendance à sous-estimer à quel point le fait qu’un·e leader soit perçu·e comme agréable influence le comportement de l’équipe, parfois même davantage que sa compétence.
Cela ne veut pas dire que vous devez vous mettre en scène ou devenir le·la préféré·e de tout le monde. Cela montre plutôt qu’un sentiment de but commun, ce « nous » partagé, a une véritable valeur. Quand on se sent considéré, écouté et profondément apprécié, on est plus disposé à écouter, à participer activement et à persévérer dans notre engagement.
C’est là que le respect commence à prendre racine, non pas comme une réponse à l’autorité, mais comme le reflet de votre manière d’être présent·e. Le respect n’est pas un substitut de la volonté de plaire ni son contraire. C’est une manière d’être qui crée la confiance à long terme. Non pas parce que vous avez évité les tensions, mais parce que vous avez fait preuve de clarté, de constance et d’équité.
Briser l’habitude — construire une autorité respectueuse et enracinée
Voici quelques pistes pour commencer à modifier cette dynamique :
Remplacez les « oui » automatiques par des réponses intentionnelles. Lorsqu’on vous fait une demande, marquez une pause. Demandez-vous : Ai-je la capacité ? Est-ce aligné avec mon rôle, mes valeurs, mes priorités ? Un « oui » réfléchi a toujours plus de poids qu’un « oui » précipité ou contraint.
Établissez des balises de soutien dès le départ. Il est plus facile de poser des limites dès le début que de les corriger une fois dépassées. Si vous acceptez une tâche additionnelle, soyez clair·e sur ce qu’il vous faudra pour réussir — et pour combien de temps.
Entraînez-vous à dire non avec grâce et clarté. Vous n’avez pas besoin d’un refus dramatique. Essayez : « Je ne peux pas m’en charger pour le moment, mais je peux suggérer quelqu’un·e d’autre. » ou « Vu ma charge actuelle, je veux respecter les engagements que j’ai déjà pris. »
Dirigez avec honnêteté, même quand c’est difficile. Si quelque chose ne fonctionne pas, dites-le avec bienveillance, de manière directe, et avec l’intention d’améliorer la situation. Vous pouvez être profondément bienveillant·e et donner des rétroactions claires. Votre équipe vous en fera davantage confiance.
Ancrez-vous dans votre raison d’être. Revenez à la vision d’ensemble. Demandez-vous : Est-ce que je dirige à partir de mes valeurs, ou par peur d’être perçu·e comme problématique ? Cette réflexion tranquille peut vous aider à garder le cap lorsque la pression de plaire refait surface.
Vous n’avez pas à choisir entre bienveillance et autorité
Cesser de chercher à plaire ne fait pas de vous quelqu’un de froid·e, d’indifférent·e ou de difficile.
Cela ne signifie pas qu’il faille mettre l’empathie de côté ou devenir excessivement rigide. Les leaders les plus respecté·e·s sont souvent celles et ceux qui savent conjuguer compassion et clarté. Ils·elles écoutent attentivement, mais ne compromettent ni leurs valeurs ni leur jugement pour éviter le malaise.
Être apprécié·e, c’est bien. Mais ce n’est pas une base fiable pour bâtir un environnement de travail sain. Cela s’accompagne souvent d’attentes tacites : calmer les tensions, absorber le stress ambiant, ou préserver le confort des autres à vos propres dépens.
Il existe d’autres façons de montrer que l’on se soucie des gens et de bâtir des liens solides au travail. Poser les bases du respect mutuel, de la clarté et de la cohérence en fait partie.
Nous explorerons ces autres façons de s’engager dans de prochains blog.
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