Le multitâche, faux ami de la productivité
Par Sophie Makonnen
Lorsque les gens croient qu’ils font du multitâche, ils ne font en fait que passer très rapidement d’une tâche à l’autre. Chaque fois qu’ils font cela, il y a un coût cognitif. Paul Atchley, Harvard Business Review, 2010.
Le multitâche semble réel, mais il ne l’est pas. Le système exécutif du cerveau (la partie qui gère l’attention et la prise de décisions) ne peut pas traiter deux tâches exigeantes en même temps ; il passe plutôt rapidement de l’une à l’autre. Ce va-et-vient constant a un coût : davantage d’erreurs, un rendement plus lent et une créativité réduite.
Malgré ces preuves, l’idée selon laquelle le multitâche constitue un atout persiste. On le vante souvent comme étant efficace, voire admirable. Si nous savons qu’il ne s’agit que d’une illusion, pourquoi continuons-nous à le valoriser ?
La tendance à se disperser entre diverses activités peut donner l’illusion d’être productif, mais elle dissipe souvent notre attention. En effet, selon William Arruda, auteur d’un article publié dans Forbes en 2024, la capacité à accomplir plusieurs tâches simultanément peut entraîner une baisse de productivité allant jusqu’à 40 %. Cette diminution est due au fait qu’à chaque changement de tâche, notre esprit doit effectuer une sorte de « réinitialisation », ce qui finit par consommer notre énergie, distraire notre attention et nous laisser avec un sentiment d’activité plutôt que d’efficacité.
Les coûts des changements de tâche
Les spécialistes en psychologie s’intéressent depuis longtemps au phénomène du passage d’une activité à une autre. Au début des années 2000, David Meyer et Jeffrey Evans ont inventé le terme « coûts de transition » pour désigner l’impact mesurable de ces changements sur le cerveau. De courtes interruptions mentales causées par ces changements peuvent ralentir la productivité et multiplier par deux les risques d’erreurs.
En 2009, des chercheurs de Stanford ont ajouté une dimension à cette réflexion en comparant les « grands adeptes du multitâche » à celles et ceux qui le pratiquent moins fréquemment. Leur conclusion principale : les adeptes intensifs du multitâche sont plus facilement distrait·e·s, ont davantage de difficulté à ignorer les informations non pertinentes et mettent plus de temps à reprendre leurs activités principales. Autrement dit, pratiquer le multitâche nuit à la concentration et à l’efficacité.
Il est important de noter que toutes les combinaisons d’activités n’exigent pas le même type d’attention. Certaines tâches fonctionnent bien ensemble, car elles utilisent des systèmes différents, comme écouter de la musique en faisant de l’exercice ou plier le linge en discutant. Par contre, lorsque deux tâches sollicitent le même canal cognitif (comme rédiger un courriel en parlant ou consulter ses messages en réunion), le cerveau ne peut pas les exécuter en parallèle. Il bascule de l’une à l’autre, et c’est là que les coûts de transition apparaissent.
C’est le paradoxe du multitâche : plus on tente de répartir son attention entre des exigences concurrentes, moins on devient efficace pour gérer chacune d’elles.
Pourquoi le mythe persiste
Si les coûts du multitâche sont si évidents, pourquoi essayons-nous encore de tout faire en même temps ? En partie, c’est culturel. Dans de nombreux milieux de travail, être occupé·e est souvent perçu comme étant productif. Un agenda rempli et la capacité de gérer plusieurs demandes simultanément font croire qu’on est compétent.
Le multitâche persiste en partie à cause de la pression de devoir répondre immédiatement. Dans un monde rempli de notifications et de sollicitations constantes, l’attention divisée semble être la norme. Par conséquent, se concentrer sur une seule chose peut sembler contre nature, voire risqué (comme si quelque chose d’important risquait d’échapper à notre vigilance).
De plus, certains rôles se prêtent davantage au multitâche que d’autres. Les postes liés à la gestion de crise, à la coordination d’équipe ou à la gestion de flux d’informations continus exigent souvent une attention partagée, ce qui rend les changements de tâche presque inévitables. Dans ces fonctions, se concentrer sur une seule tâche peut involontairement exclure une personne ou retarder certaines réponses, sans que cela soit toujours évident. Dans ces situations, il faut tenir compte de la manière dont on procède. Il s’agit d’établir des priorités, d’organiser les tâches en séquence et de signaler clairement quand l’attention changera, par exemple en disant à sa collègue ou à son collègue : « Je termine cette mise à jour et je serai de retour dans 10 minutes ». La gestion de multiples demandes est une compétence très utile qui nécessite de savoir hiérarchiser les tâches, de communiquer efficacement et de poser des limites claires. Malgré tout, les recherches suggèrent que le séquençage volontaire améliore la concentration et les résultats. Cela renforce l’importance de l’attention ciblée, même dans les rôles exigeant un multitâche intensif.
Au final, même si le multitâche est courant, on obtient de meilleurs résultats et une impression plus nette de progrès en se concentrant sur une tâche à la fois. L’attention délibérée, dans la mesure du possible, nous aide à avancer avec intention, même face à des exigences élevées.
L’alternative : Enchaînement structuré (le séquençage)
Puisque le multitâche est essentiellement un enchaînement de changements de tâche, l’alternative consiste à séquencer les activités, c’est-à-dire à faire une chose à la fois avec une attention pleine et entière. Y accorder toute son attention, la terminer, puis passer à la suivante.
Le séquençage transforme la manière de travailler : une réunion avec une attention soutenue, une conversation écoutée avec constance ou une rédaction accomplie sans détours. La concentration apporte plus de profondeur et de clarté que l’attention partagée.
Cette approche, parfois appelée monotâche, consiste à se concentrer intentionnellement sur une seule chose à la fois. Plus qu’une simple technique, c’est un antidote au travail morcelé. Elle nous invite à tirer parti des forces du cerveau et à faire de l’attention une alliée plutôt qu’un obstacle.
Ajustements pratiques à essayer
Séquencer son attention peut sembler simple, mais cela exige de la pratique et de l’intention. Quelques petits ajustements peuvent faciliter le retour à une tâche à la fois :
• regrouper les réponses. Au lieu de jeter un coup d’œil constamment sur ses courriels, se donner du temps pour en traiter plusieurs à la fois.
• S’engager dans des sessions de travail concentrées de courte durée. Consacrer 20 à 30 minutes à une seule tâche, puis prendre une pause. Une courte période de concentration exclusive peut suffire à clarifier l’esprit.
• Se concentrer sur l’instant présent. Lors d’une réunion ou d’une conversation, fermer les onglets inutiles, désactiver les notifications et être entièrement disponible.
Il ne s’agit pas de règles strictes, mais de petites expériences à tenter. Observer la différence lorsque l’attention est centrée sur une seule chose. Souvent, le travail semble plus léger, les résultats plus nets et les journées moins épuisantes.
La capacité à accomplir plusieurs tâches en même temps est souvent considérée comme une compétence essentielle à l’ère moderne. Pourtant, la réalité est bien différente : ce que nous appelons le multitâche n’est en fait qu’un enchaînement de changements de tâches. Ce processus entraîne un coût à chaque fois qu’on passe d’une tâche à l’autre.
Bien entendu, certains rôles comportent inévitablement des demandes concurrentes. Dans ces cas, la compétence consiste à savoir les gérer : déterminer les priorités, communiquer clairement et établir des limites là où elles sont les plus importantes. Le séquençage n’élimine pas la pression, mais il offre un moyen de la gérer avec plus de clarté et moins d’épuisement.
En fin de compte, la vérité toute simple est que le multitâche n’est qu’un enchaînement rapide de changements de tâche déguisé sous un autre nom ?
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