Travailler sans frontière
Par Sophie Makonnen
Quelles sont nos limites et pourquoi sont-elles importantes au travail ?
Je suppose que vous savez de quoi je parle….!
Il est 20 h 17. La réunion s’est prolongée. Vous êtes toujours devant votre écran, en train de répondre à un courriel qui n’était pas urgent, mais vous craignez que de ne pas répondre ne soit mal perçu. Vous vous dites : je vais dire quelque chose la prochaine fois. Je dois juste passer au travers de cette semaine.
Mais lorsque cette « prochaine fois » arrive, les journées sont déjà remplies, débordantes, comme toujours. Tant pis pour toutes vos bonnes résolutions sur l’équilibre travail-vie personnelle.
Les limites ne concernent pas seulement la gestion du temps. Elles s’étendent à la protection de notre énergie, de nos priorités et de notre attention. C’est ainsi que nous disons : voici ce dont j’ai besoin pour bien faire mon travail, tout en prenant soin de moi.
Le problème ? Les limites sont souvent invisibles… jusqu’à ce qu’on les franchisse. Et dans plusieurs milieux de travail, affirmer ses limites peut être perçu non pas comme un signe de vouloir se concentrer sur nos tâches, mais comme une forme de résistance. Dire non, ralentir ou simplement demander une clarification de rôle peut faire surgir des doutes : est-ce que je suis en train de devenir une personne difficile ? Est-ce que cela va me coûter des occasions ?
Poser ses limites ne consiste pas uniquement à connaître ses propres balises. C’est aussi une question de composer avec tout ce que cela implique de les nommer. Et c’est justement là que les choses ont tendance à se compliquer.
De la confiance en soi ….et plus encore : pourquoi poser ses limites exige d’autres compétences
Poser ses limites est souvent présenté comme une question de confiance en soi. On se fait dire :
Prends la parole.
Affirme-toi.
Reste ferme.
Et lorsque nous n’y arrivons pas tout à fait, nous tournons silencieusement le blâme vers nous-mêmes, comme s’il s’agissait simplement d’une chose de plus que nous devrions déjà savoir gérer. Une autre compétence à maîtriser…. Un autre domaine où nous avons l’impression de ne pas en faire assez……😞. Mais, dans la réalité professionnelle, ces conseils ont tendance à simplifier à l’excès la complexité des dynamiques du terrain.
Si fixer des limites consistait seulement à connaître nos propres balises, plusieurs d’entre nous y parviendraient plus facilement. Le véritable défi ne réside pas tant dans la prise de conscience qu’on est dépassé·e, mais plutôt dans la capacité de jongler avec les pressions, les attentes et les perceptions multiples.
Il s’agit d’une compétence relationnelle nécessitant de la perspicacité, du moment opportun et de l’intelligence émotionnelle. La manière dont une limite sera perçue dépend autant du ton et du contexte que du contenu. Ce qui fonctionne dans un contexte peut se retourner contre nous dans un autre.
Cette complexité est encore plus marquée pour les personnes sous-représentées au sein de leur équipe ou de leur organisation. Lorsqu’il est plus difficile d’être perçu·e comme crédible, ou que cette crédibilité est davantage scrutée, le fait d’oser nommer une limite peut sembler encore plus risqué. Poser une limite peut être considéré non seulement comme un acte d’affirmation, mais aussi comme une entorse aux attentes.
Cela ne signifie pas que les limites sont impossibles à atteindre. Cela veut simplement dire qu’elles exigent davantage qu’un script. Elles requièrent une compréhension du pouvoir, du rythme et des conventions non écrites qui régissent la manière dont les événements se déroulent réellement.
Refuser peut ne pas être une véritable possibilité.
Dans un de nos derniers blogues, nous avons vu comment il peut être difficile de dire « non » au travail, notamment parce que cela pourrait être mal interprété. Il ne s’agit pas seulement du mot lui-même, mais aussi des implications qu’il pourrait avoir, comme une perception de manque d’engagement, de flexibilité ou d’attitude positive. De ne pas être aimable !
Alors, on adoucit notre non. On retarde notre réponse. On dit « je vais essayer », même quand on sait que ce ne sera pas possible. On accepte une tâche de plus, espérant que ce sera la dernière. Mais le problème ne vient pas du fait qu’on est trop gentil·le ou pas assez affirmé·e.
Savoir refuser, de manière claire et réfléchie, ne veut pas dire devenir moins collaboratif·ve. C’est plutôt choisir une façon de travailler plus intentionnelle et plus durable. Un non bien placé permet de protéger son temps, sa concentration et la qualité de son travail. À long terme, cela aide les autres à mieux comprendre votre rôle et vous rappelle ce que vous voulez accomplir.
Les normes culturelles influencent les attentes en matière de limites
Si seulement poser des limites venait avec un traducteur universel. Ce qui semble affirmé dans un contexte peut paraître brusque dans un autre. Un « non merci » poli peut être respecté dans un milieu… et créer un malaise dans un autre.
La manière dont nous gérons nos limites n’est pas innée, elle dépend de notre éducation, de notre environnement social et des expériences que nous avons vécues. Dans certains milieux de travail ou communautés, dire non est considéré comme une attitude affirmée et claire. Dans d’autres, cela peut être perçu comme impoli ou peu coopératif, surtout si l’accent est mis sur l’harmonie, la flexibilité ou l’esprit d’équipe.
Il ne suffit pas de décrire des caractéristiques individuelles. En effet, il y a également des standards culturels implicites que nous avons assimilés sans même nous en rendre compte. Des chercheurs comme Geert Hofstede ont étudié comment différentes cultures équilibrent indépendance et interdépendance. Plusieurs d’entre nous ont intériorisé certaines idées sur ce que signifie être respectueux·se, aidant·e ou engagé·e. Cela découle de notre histoire, de notre personnalité, de nos intérêts, ainsi que du ou des milieux dans lesquels nous avons grandi et évolué.
C’est important, pour ceux et celles d’entre nous qui évoluent dans des milieux marqués par la diversité culturelle, des rôles variés et des attentes multiples. Ce qui peut sembler être une limite acceptable pour une personne peut être perçu comme abrupt ou déroutant pour une autre. Et lorsqu’on se trouve au cœur de ces dynamiques, le fait de devoir gérer à la fois la charge émotionnelle et cognitive peut être réellement éprouvant.
Cela ne veut pas dire qu’il est inutile d’établir des limites. Cela signifie plutôt qu’il faut le faire en ayant conscience du contexte, de l’équipe et de soi-même
Quand les choses deviennent floues… et les limites ont besoin d’aide
Quand les bonnes intentions ne sont pas remises en question
Les limites ne disparaissent généralement pas soudainement. Elles s’estompent plutôt de façon discrète et progressive. Par exemple, vous pourriez lancer un « oui » trop rapidement, alors que vous auriez préféré prendre un moment de réflexion. Une réponse à un message reçu tard en soirée, même si vous étiez déjà hors du travail. L’acceptation d’une tâche qui dépasse votre champ de responsabilités, non pas par envie, mais parce que dire non semblait plus difficile que de simplement l’accomplir.
Ces moments proviennent souvent de bonnes intentions : vouloir être aidant·e, flexible, réactif·ve, ou être perçu·e comme une personne fiable qui tient ses engagements. Cependant, sans un langage clair ni un suivi adéquat, ces bons sentiments peuvent devenir des présomptions, puis des habitudes.
Avec le temps, vous pouvez vous retrouver à assumer des responsabilités que vous n’avez jamais acceptées, à répondre à des attentes que vous n’avez pas formulées et à vous demander quand et comment la ligne a bougé, ou même si elle a déjà existé.
Quand le respect des limites ne dépend pas uniquement de vous.
Dans certains contextes dépasser ses limites est considéré comme la norme. Ils fonctionnent manière à éroder discrètement les limites : l’urgence est valorisée, la disponibilité est interprétée comme un signe d’engagement, et le succès est souvent mesuré en fonction de la charge absorbée. La réactivité est récompensée.
Les messages continuent d’arriver après les heures normales avec une attente de réponse rapide. Vous vous entendez sur la portée d’un projet, mais celle-ci s’élargit. Vous définissez clairement votre rôle, mais on vous demande quand même « juste pour un petit avis » parce que vous êtes considéré.e comme fiable. Après tout, vous êtes efficace, vous livrer toujours la marchandise!
Cela ne veut pas dire qu’il faut cesser d’essayer. Mais il peut être utile de changer de perspective. Lorsque vous vous retrouvez à devoir négocier constamment la même limite, posez-vous la question : est-ce que cela vient de vous ou du contexte dans lequel vous évoluez ? Quels comportements sont normalisés ici ? Qui est protégé contre la surcharge, et à qui demande-t-on de l’absorber ? Ce ne sont pas toujours des questions qu’on peut résoudre seul·e. Le simple fait de les nommer vous donne une perspective et peut-être un peu de pouvoir.
Des signes que vos limites sont peut-être floues — Commencer par les pratiquer
Voici quelques signaux qui apparaissent souvent, mais qui ne constituent pas une liste exhaustive :
• Vous avez l’impression d’être constamment en retard, même quand vous travaillez fort.
• Vous ne savez pas clairement ce qu’on attend de vous, alors vous dites « oui » pour éviter les conflits ou l’ambiguïté.
• Vous avez de l'amertume à propos de certaines tâches ou relations, mais vous ne savez pas comment y remédier.
• Vous ne vous demandez plus ce qui vous convient ; vous gérez surtout en fonction des besoins des autres.
Ce ne sont pas des échecs. Ce sont des invitations à faire une pause et à vous poser la question suivante : où va automatiquement mon temps, mon énergie ou mon attention, et où aimerais-je être plus intentionnel·le ?
Déclarer ses limites n’a pas besoin d’être une proclamation audacieuse. Cela peut commencer par de la clarté et de la cohérence dans de petits gestes :
Clarifier les échéanciers et la portée d’un mandat avant d’accepter de le prendre.
Réserver du temps pour un travail approfondi, et le protéger des interruptions inutiles.
Ne pas répondre aux messages non urgents en dehors des heures de travail, sans s’en excuser.
Reformuler votre oui : « Je peux faire cela pour mardi, mais pas avant », plutôt que « Je vais essayer de le caser".
Comme le décrit Joe Sanok dans A Guide to Setting Better Boundaries, certaines limites sont non négociables (« dures »), alors que d’autres sont aspirantes (« souples »). Cela peut nous aider à savoir quand on doit rester ferme et quand on peut s’adapter.
Les petites modifications constituent un point de départ. Ils indiquent que vos limites ne visent pas à vous retirer, mais à vous permettre de mieux travailler sur le long terme.
Il n’est pas nécessaire de viser la perfection. Il n’y a pas de formule magique ou de méthode standard pour dire non, clarifier un rôle ou renégocier des attentes. L’important, c’est de montrer par vos gestes que votre intention est claire, et d’être assez cohérent·e pour établir un climat de confiance autour des limites que vous posez.
Cela peut vouloir dire adapter votre ton selon les personnes ou être plus direct·e dans certains milieux que dans d’autres. Cela peut signifier poser une limite doucement, puis la renforcer plus fermement au besoin. L’objectif est de favoriser une compréhension commune, sans pour autant éloigner les gens.
Quand on réajuste, il faut s’attendre à une forme de résistance
Il arrive que les limites au travail rencontrent des résistances. Cela ne veut pas dire que les gens agissent toujours de mauvaise foi, mais plutôt qu’ils s’attendent à une certaine version de vous. Cette version est celle qui dit « oui », trouve des solutions, reste tard et prend la relève. Lorsque cette version commence à changer, les autres le remarquent et certain·es peuvent réagir.
La résistance ne se manifeste pas nécessairement de manière directe. Elle peut se traduire par une déception subtile, ou une pression douce du type « juste cette fois ». Il peut sembler plus simple de s’y plier que de provoquer des tensions.
Faire respecter ses limites ne signifie pas faire preuve de rigidité. Il s’agit de réaffirmer, avec constance, ce que vous avez déjà clarifié. Cela peut prendre la forme d’un simple rappel, calme et direct : « Comme je l’ai mentionné, je ne suis pas disponible après 18 h », ou « Revenons à l’entente initiale avant d’aller plus loin. » Ce type de rappel permet de réajuster les attentes sans escalade. Dans certains environnements, cela devient une négociation continue avec votre milieu, votre rôle et votre capacité. C’est exigeant, mais l’alternative, ne pas poser de limites, ne fonctionnait pas. Selon Sanok, si les bornes ne sont pas respectées et qu’on se retrouve à les dépasser constamment, ce comportement peut s’avérer non seulement épuisant, mais aussi générateur de rancune. Cette tension est souvent mal interprétée comme de l’épuisement professionnel ou du désengagement. Elle découle plutôt d’une surcharge répétée sans ajustement adéquat.
Les limites ne se résument pas à une simple proclamation. Si les autres tardent à s’ajuster, cela ne signifie pas que vous vous y prenez mal. Cela signifie que vous remettez en question un rythme auquel ils et elles étaient habitués.ées.
Le travail émotionnel derrière la pratique
Faire respecter une limite au travail peut sembler simple en apparence, mais c’est souvent le poids émotionnel qui rend l’exercice difficile. Vous pouvez craindre d’avoir l’air peu coopératif·ve, de nuire à des relations que vous avez mis beaucoup de temps à bâtir, ou encore d’être perçu·e comme une personne moins engagée. Vous pouvez vous demander si la limite que vous tracez sera respectée ou discrètement mal reçue. Ces préoccupations sont particulièrement réelles dans les milieux où la visibilité et la sympathie sont liées aux occasions offertes.
Ce qui rend la chose plus complexe, c’est que poser une limite peut sembler étranger, surtout si votre crédibilité s’est construite sur votre disponibilité, votre réactivité, votre esprit d’entraide.
Cela ne veut pas dire que les limites sont un problème. Cela signifie simplement qu’elles peuvent porter une charge émotionnelle, surtout lorsqu’elles signalent un changement dans la manière dont vous vous êtes présenté·e jusque-là. Ce changement peut être inconfortable, même vous le considérez nécessaire.
C’est là que le soutien émotionnel devient important. Vous n’avez pas à tout gérer seul·e. Parfois, le fait de pouvoir nommer ce que vous tentez de modifier avec une personne de confiance, un·e pair·e, un·e mentor ou coach ou un·e collègue vivant des défis similaires, peut vous apporter de la clarté et atténuer les doutes qui accompagnent souvent le fait d’aller à contre-courant.
C’est ici que j’arrête
Les limites ne sont pas synonymes de rigidité. Elles découlent d’un choix délibéré..
Souvent, la disponibilité est plutôt plus appréciée que le discernement. Or, à long terme, dire « oui » à tout rend difficile d’être vraiment présent·e pour quoique ce soit.
Il n’y a pas une seule bonne manière de bien faire les choses. Cependant, s’efforcer d’y parvenir, c’est-à-dire ralentir, observer et ajuster, contribue à votre image d’une personne attentive et fiable face à des situations compliquées.
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