Des bons jours, des jours bof… tous comptent
Par Sophie Makonnen
Un sentiment familier
Ce blogue est né de deux conversations que j’ai eues cette semaine, à quelques jours d’intervalle, avec deux amis. Elles m’ont donné envie de publier un post sur la productivité, puis d’approfondir le sujet ici.
Mes deux amis vivent dans des régions du monde complètement différentes et mènent des vies très différentes. Ils sont issus de générations et de milieux différents. L’un est en pleine phase de construction, façonne sa carrière, sa vie, son avenir. L’autre travaille depuis près de cinq décennies dans le secteur du développement, avec une expérience ancrée dans les défis que bien des institutions tentent encore de comprendre et d’intégrer. Ils ne se connaissent pas et se trouvent à des étapes différentes de leur vie, mais ils ont partagé la même réflexion avec moi :
Je n’ai rien fait aujourd’hui.
Je n’ai pas été productif.
J’ai l’impression que ma journée s’est entièrement envolée.
Je les connais bien, tous les deux. Ils sont réfléchis, inventifs et déterminés. Ils accomplissent généralement ce qu'ils entreprennent. Pourtant, comme beaucoup d’entre nous, il leur arrive de vivre des journées où rien ne semble fonctionner. Parfois, le travail n'est pas clair ou est retardé, ou ils manquent simplement d’élan.
En coaching, j’entends des personnes exprimer, avec exaspération, parfois avec une pointe de découragement, qu’elles n’ont pas l’impression d’avoir bien utilisé leur temps ou d’avoir accompli tout ce qu’elles auraient souhaité. Les mots varient, mais l’émotion reste la même : un malaise diffus, comme si quelque chose d’important avait échappé.
Il y a cette idée qu’on devrait être toujours branché, toujours alimenté, toujours performant. Ces sentiments de ne pas en faire assez ne viennent pas de nulle part. Nous avons intégré l'idée que la productivité devait être visible, mesurable et constante.
Mais est-ce réellement le cas ?
Ce que j'appelle le mythe de la productivité linéaire
Nous ne sommes pas censé·e·s fonctionner comme des machines, au même rythme, avec la même concentration et le même rendement, heure après heure, jour après jour.
Et pourtant, plusieurs d’entre nous ont intériorisé l’idée que la cohérence passe par l’uniformité. Une « bonne » journée de travail doit ressembler à celle d’hier, avec des objectifs clairs, une énergie débordante et des résultats mesurables. Tout écart par rapport à ces attentes peut nous amener à douter de nos capacités, à penser que nous travaillons trop peu ou encore à nous sentir en retard.
Mais le travail, en particulier lorsqu’il implique la résolution de problèmes, la planification, la créativité ou le soutien aux autres, entre autres, ne s’inscrit pas toujours dans des blocs de temps bien définis. Certains jours, nous nous sentons concentré·e·s et énergiques, capables de penser clairement et d'accomplir nos tâches efficacement. D'autres jours, nous avançons plus lentement. Les idées mettent plus de temps à venir. Nous pouvons nous sentir distrait·e·s, fatigué·e·s ou à bout de forces. Notre rythme change, mais cela ne signifie pas que nous ne sommes pas engagé·e·s ou que nous ne faisons pas d'efforts. Cela montre peut-être surtout que nous attendons de nous-mêmes un rythme difficile à tenir sur la durée.
Le travail invisible
Quand les journées sont plus tranquilles, nous avons tendance à nous critiquer pour notre prétendue paresse ou manque de productivité, ou encore à nous dire que nous gâchons notre temps. Au mieux, nous nous disons simplement : « Je dois me reposer, je ne peux pas travailler tout le temps. » Nous reconnaissons l’importance de récupérer, mais nous négligeons souvent la transformation plus profonde qui se produit. Ces journées sont souvent un signe de changement de rythme, de transition entre la production et l’intégration.
Notre cerveau ne fonctionne pas uniquement à deux vitesses : allumé et éteint. Les neurosciences révèlent que, lorsque nous cessons de nous concentrer, lorsque nous abandonnons nos listes de tâches, que nous mettons en pause nos efforts mentaux ou même que nous nous déconnectons, notre cerveau ne passe pas en mode veille. Il change plutôt de mode.
En coulisses, un autre système prend le relais : celui qui favorise la réflexion, l’intégration et la compréhension. Il est connu sous le nom de réseau du mode par défaut (MPD) et s’active dans les moments plus calmes. Il relie les idées, accède à la mémoire et jette les bases de la compréhension. Ce n’est pas un repos au sens passif du terme. Il s'agit d'un engagement d'un autre type, qui nous aide à tirer parti de ce que nous savons déjà, à établir des liens et à préparer la prise de conscience sous la surface de notre conscience. Cela ne consiste pas en une forme de repos, mais plutôt en un travail différent.
Le réseau du mode par défaut (MPD) ? Le MPD est un groupe de régions du cerveau qui s'activent lorsque nous ne sommes pas concentré·es sur le monde extérieur, par exemple lorsque nous rêvassons, réfléchissons ou laissons notre esprit vagabonder. Il ne s'agit pas d'inactivité, mais d'un travail en coulisses, qui consiste à relier des idées, à récupérer des souvenirs et à donner un sens à nos expériences. Pendant ces pauses, le MPD nous aide à traiter les informations, ce qui nous permet d'avancer avec plus de clarté, de perspicacité et de direction.
Le MPD est en fait très actif lorsque nous ne faisons rien. Il consomme même plus d’énergie que lorsque nous sommes concentré·es sur une tâche (Harvard Health Publishing, 2017. The Secret to Brain Success: Intelligent Cognitive Rest). Ce qui semble être un moment lent ou improductif peut en fait être une période d’activité interne intense, mais nous ne le percevons pas de la même manière.
C’est pourquoi les réponses émergent souvent à des moments inattendus, comme lorsqu’on marche, qu’on fait la vaisselle ou qu’on ne fait rien de spécial. Je sais que les miennes me viennent souvent sous la douche ou juste avant que je m’endorme ! Ces phases plus calmes révèlent un travail invisible qui nous fait avancer. Ce ne sont pas des pauses dans le processus. Elles font partie du processus.
Diriger et travailler en tenant compte du rythme
Comprendre nos rythmes est une chose. Leur accorder une place en est une autre. Malgré notre compréhension des fluctuations d’énergie, notre milieu de travail ne s’adapte pas nécessairement à ces variations. Les délais, les réunions, les livrables…. tout cela n’attend pas. Les systèmes exigent souvent un rendement constant, même lorsque les conditions varient.
Ce décalage nous soumet à une pression, parfois insidieuse. Pourtant, nous persistons à avancer, feignant d’ignorer les creux de la vague. Nous camouflons nos moments de faiblesse et continuons à produire. Cet effort a un prix : soit nous dépensons plus d’énergie pour maintenir les apparences, soit nous nous jugeons quand nous ne sommes pas à la hauteur. En conclusion, nous dépensons plus d’énergie émotionnelle et mentale simplement pour ignorer ces rythmes.
Parfois, le simple fait de remarquer où nous en sommes dans le cycle et de le nommer sans jugement peut aider. Cela nous aide à diriger avec plus d’honnêteté envers nous-mêmes, avec plus d’empathie envers les autres, et peut-être surtout, avec plus d’empathie envers nous-mêmes. Surtout les jours où nous ne sommes pas aussi performant·e·s que nous l’aurions souhaité.
Ce type de prise de conscience n’est en rien passif : elle nécessite de la vigilance. Ces questions pourraient vous aider à faire le point :
– À quand remonte la dernière fois où le fait de ralentir vous a permis de mieux comprendre quelque chose par la suite ?
– Y a-t-il une partie de vous qui sait que ce rythme est temporaire ?
Il est peut-être difficile de remettre en question nos systèmes existants. Toutefois, nous pouvons commencer à travailler avec eux au lieu de contre eux.
Voici comment je gère cela en pratique : je passe par des phases où je réalise beaucoup de choses, et je sais que des périodes plus calmes suivront. Quand je me sens concentrée et que je suis efficace, j’essaie de produire plus que ce dont j’ai besoin. Par exemple, j’écris deux brouillons d’articles de blogue au lieu d’un seul, ou je développe des idées pour plus tard. Puis, lorsque mon énergie diminue, je peux puiser dans ce travail, comme dans une épargne. Cela me permet de faire avancer les choses, sans pression inutile.
Je fonctionne ainsi depuis plusieurs années. Dans des fonctions précédentes marquées par des cycles intenses de déplacements, de rapports et de coordination d'équipes, lorsque j’avais le vent en poupe, je planifiais à l'avance, sachant que je ne serais pas au meilleur de ma forme chaque semaine. Les jours ou je me sentais plus au ralenti, je me tournais vers des tâches demandant moins d’effort mental : rattraper mon retard dans les courriels, vérifier la logistique, traiter les demandes administratives du quotidien. De temps en temps, une urgence atterrissait sur mon bureau quand même et l’adrénaline prenait alors le dessus. Ce n’étaient pas des jours propices à l’écriture ou à la réflexion stratégique.
Avec le recul, je pense que je faisais cela instinctivement, en partie pour atténuer la culpabilité de ne pas être toujours « à fond », et bien sûr, parce que je voulais préserver une réputation de fiabilité. J’ai appris (finalement !) à ne pas trop en faire les jours où j’étais plus active. 🙂
C’est une version concrète de ce que je décrivais dans « Pourquoi les petites victoires comptent ». Diviser le travail en étapes gérables. Reconnaître que la cohérence ne signifie pas nécessairement la même vitesse ni le même niveau de performance.
Cela veut dire suivre son propre rythme, apprendre à lui faire confiance.
Le rythme, un allié des résultats
La plupart d’entre nous avons appris à évaluer nos progrès en fonction du respect des échéanciers, de la production de résultats et de la coche des tâches terminées. Cependant, le travail réel ne se déroule pas toujours de manière aussi ordonnée. En effet, les idées ont souvent besoin de temps pour se développer, tandis que les intuitions ont besoin d’espace pour mûrir. L’élan qui soutient un travail significatif n’est pas toujours visible.
Nous évoluons selon des cycles naturels. Pourtant, nous avons appris à les ignorer, à passer outre nos rythmes au profit des calendriers. Or, la véritable cohérence, celle qui nous soutient vraiment, comporte des variations. Certains jours sont propices aux percées, tandis que d’autres sont consacrés à une intégration plus calme. Il est normal de changer de vitesse ; c’est même une manière importante de bien travailler.
Respecter votre rythme ne signifie pas que vous êtes moins ambitieux·se ou moins engagé·e. Au contraire, cela signifie que vous reconnaissez que des performances durables naissent d’un travail en phase avec votre énergie, et non d’une pression constante pour la dépasser. Vous êtes toujours là. Vous continuez à avancer. Mais désormais, vous le faites en tenant compte du travail invisible : la réflexion, l’incubation, l’intégration.
Quand nous cessons de croire que nous devons produire les mêmes résultats chaque jour, quelque chose se détend. Nous commençons à percevoir d’autres formes de succès. Les pauses ne sont pas séparées du processus : elles en font partie. Le rythme n’est pas un obstacle à surmonter, mais un allié à apprivoiser.
Prenez le temps d’observer votre propre rythme cette semaine. Observez l’effet qu’il a sur votre façon d’aborder les tâches. En suivant le fil conducteur de vos phases, il se peut que vous découvriez des résultats inattendus.
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