Conversations difficiles : comprendre pourquoi elles surviennent et comment les aborder – Partie 1
Par Sophie Makonnen
Avez-vous déjà quitté une conversation en vous disant : « Ça ne s’est pas bien passé »?
Les conversations difficiles sont inévitables dans le leadership et la vie professionnelle, et le domaine du développement international ne fait pas exception. Avec des perspectives diverses, des projets à forts enjeux et des dynamiques de pouvoir complexes, des tensions peuvent se manifester. Que vous cherchiez à faire reconnaître vos contributions, à aborder des biais dans la prise de décision, à gérer des conflits au sein d’une équipe ou à donner et recevoir de la rétroaction, ces discussions peuvent être exigeantes et chargées d’émotions.
Souvent, on évite instinctivement ces conversations, par crainte de nuire aux relations, de ressentir de l’inconfort ou de provoquer un conflit. D’autres, au contraire, adoptent une approche plus confrontante, cherchant avant tout à prouver qu’iels ont raison plutôt qu’à comprendre l’autre. Or, aucune de ces stratégies n’est réellement efficace. La clé pour mieux gérer ces échanges est d’adopter un état d’esprit axé sur l’apprentissage, en privilégiant la curiosité, la compréhension mutuelle et la recherche de solutions plutôt que la défensive ou l’évitement.
Au cœur de nombreuses conversations difficiles se trouvent des divergences de points de vue plus profondes qu’il n’y paraît. Ces malentendus proviennent souvent de perceptions, d’hypothèses et d’interprétations contradictoires, transformant rapidement une discussion en un débat sur qui a raison et qui a tort. Chaque personne pense avoir une vision complète de la situation et, par conséquent, a tendance à ne pas écouter l’autre.
Pour naviguer avec succès dans ces conversations, il est essentiel de reconnaître les dynamiques sous-jacentes en jeu. Les conversations difficiles ne concernent pas uniquement ce qui est dit, mais aussi la façon dont chaque personne vit la situation.
Ce blogue s’appuie sur les enseignements du livre Comment mener les discussions difficiles de Douglas Stone, Bruce Patton et Sheila Heen. Leur cadre d’analyse nous aide à mieux comprendre les trois dimensions présentes dans chaque conversation difficile, nous permettant ainsi de gérer ces interactions avec plus de clarté et de confiance.
Les trois dimensions de chaque conversation difficile
À première vue, une conversation difficile peut sembler porter uniquement sur les faits : qui a fait quoi, quand et pourquoi. Mais en réalité, trois types de conversations distinctes se déroulent en même temps.
La conversation « Que s’est-il passé? »
Au centre de nombreuses conversations difficiles se trouve un désaccord sur ce qui s’est produit : qui a dit quoi, qui a fait quoi et ce que cela signifie ? Le défi? Chaque partie perçoit la situation différemment et croit que sa perception correspond à la réalité. Plutôt que de débattre de qui a raison, il est plus utile de se demander : « Qu’est-ce que l’autre personne sait que je ne sais pas? »
Les gens supposent souvent qu’ils travaillent avec le même ensemble de faits, alors qu’en réalité, ils les interprètent selon leurs expériences, leur bagage culturel et leurs priorités professionnels. Comme chacun a accès à des éléments d’information différents, ce qui semble clair et évident pour l’un peut paraître incomplet, voire erroné, pour l’autre. Ce décalage crée de la frustration et peut engendrer des conflits.
La conversation sur les émotions
Sous chaque conversation difficile se cachent des émotions comme la frustration, la déception ou la peur, qui influencent notre façon de réagir et d’interagir. Même si elles ne sont pas exprimées ouvertement, elles façonnent nos réponses. Ignorer ces émotions ne les fait pas disparaître.
Lorsque les tensions surgissent, nous avons tendance à croire que nous comprenons les intentions de l’autre personne, surtout si nous nous sentons blessés ou ignorés. Nous jugeons souvent les raisons d’un comportement d’après l’impact qu’une action a sur nous, plutôt que d’après ce qui était réellement voulu. Par exemple, si un collègue ne répond pas à un courriel concernant un projet commun, nous pourrions supposer qu’il nous ignore ou qu’il ne valorise pas notre contribution. En réalité, il est peut-être simplement submergé par d’autres échéances ou en attente de plus d’informations avant de répondre. En distinguant l’impact du but réel de l’action, nous ouvrons un espace pour la compréhension au lieu d’alimenter le conflit.
Les émotions ne sont pas de simples réactions secondaires : elles sont souvent au cœur du problème. Les reconnaître et les aborder ouvertement améliore la communication et réduit le ressentiment, facilitant ainsi la recherche de solutions.
La conversation sur l’identité
La dimension la plus profonde concerne ce que la discussion signifie pour notre image de nous-mêmes. Cette conversation remet-elle en question la perception que j’ai de moi : suis-je compétent, juste, respecté? Lorsque notre identité se sent menacée, nous avons tendance à nous concentrer davantage sur la défense de notre image que sur la résolution du problème. L’enjeu est alors de séparer la critique ou le désaccord de notre propre valeur.
Explorons maintenant un désaccord en milieu de travail pour voir comment ces différentes dimensions prennent forme.
Scénario de conversation difficile : Évaluation d’un projet d’eau et d’assainissement
Rose est la gestionnaire de projet responsable d’une initiative sur l’eau et l’assainissement sur le terrain. Tara, responsable du suivi et de l’évaluation (S&E) au siège, doit concevoir l’évaluation finale. Le sondage élaboré par l’équipe d’évaluation de Tara qui est au siège se concentre exclusivement sur des indicateurs quantitatifs de santé. Rose estime que les perspectives qualitatives de la communauté sont tout aussi essentielles et que la méthodologie proposée ne permettra pas de saisir des aspects cruciaux.
Leur conversation se déroule ainsi :
Tara : Nous avons finalisé le sondage et l’échantillonnage. L’équipe commencera la collecte de données sur les améliorations de la santé communautaire la semaine prochaine.
Rose : J’ai vu le sondage, et j’ai de sérieuses préoccupations. Il porte uniquement sur des données quantitatives de santé et ne tient pas compte de l’expérience des communautés. Vous n’avez pas consulté l’équipe terrain. Nous savons d’expérience qu’une approche basée uniquement sur les chiffres ne reflétera pas pleinement l’impact du projet.
Tara : Nous avons besoin de données solides pour appuyer les résultats du projet. Les entrevues seules ne suffisent pas, nous avons besoin d’indicateurs de santé statistiquement valides pour mesurer le succès du projet.
Rose : Je comprends l’importance des données, mais si nous excluons les perspectives qualitatives des communautés, nous risquons de présenter un portrait incomplet. Le projet a modifié les pratiques d’hygiène, mais les résultats n’auront pas de sens si nous ne capturons pas le « pourquoi » derrière les chiffres.
Tara : La méthodologie du sondage repose sur les meilleures pratiques mondiales. Si nous commençons à faire des exceptions, nous compromettons la crédibilité des données. Elles doivent être comparables d’un projet à l’autre.
Rose : Les meilleures pratiques doivent quand même être adaptées. Si l’équipe d’évaluation nous avait consultés plus tôt, nous aurions pu proposer une approche équilibrant les chiffres et les expériences vécues.
Tara : L’enquête est déjà conçue et nous ne pouvons pas apporter de changements majeurs à ce stade.
Rose : Dans ce cas, je ne peux pas appuyer une évaluation qui n’inclut pas les contributions des communautés avec lesquelles nous avons travaillé.
💡 Analyse des dimensions dans cette conversation:
Que s’est-il passé? Tara est convaincue de la rigueur de la méthodologie, tandis que Rose estime que des points de vue cruciaux ont été négligés.
Émotions ? Rose a l’impression d’être mise de côté et sous-estimée. Tara se sent sous pression pour justifier sa méthode.
Identité? Rose se considère comme une experte du terrain, ne pas être consultée remet en question son rôle. Tara, en tant que spécialiste de l’évaluation, craint que le changement de méthodologie ne nuise à sa crédibilité.
Pas étonnant que la conversation soit tendue!
Alors, comment cette conversation aurait-elle pu se dérouler autrement?
Plutôt que de camper sur leurs positions, Rose et Tara auraient pu structurer leur conversation en tenant compte des trois dimensions—Que s’est-il passé?, Émotions et Identité, pour favoriser un dialogue plus productif.
Étape 1 : Aborder la conversation « Que s’est-il passé? »
Tara : Le sondage est déjà établi et nous ne pouvons pas apporter de changements majeurs à ce stade. Quel est ton objectif? Je ne suis pas certaine de bien comprendre ta démarche.
Cette approche permet à Rose d’expliquer son raisonnement au lieu d’exiger directement un changement.
Rose : Je sais que nous avons toutes les deux à cœur d’obtenir les meilleurs résultats possibles et c’est une bonne chose. Je comprends l’importance de maintenir une méthodologie rigoureuse. En même temps, mon expérience sur le terrain m’a montré que les pratiques d’hygiène ont évolué de manière qui ne transparaît pas uniquement dans les chiffres. Comment perçois-tu l’intégration d’éléments qualitatifs dans l’évaluation? Penses-tu que ces témoignages pourraient apporter une autre dimension aux données que nous collectons?
En posant la question de cette façon, Rose exprime de la curiosité plutôt que de la confrontation, ce qui permet à Tara de s’impliquer sans se sentir sous pression. Plutôt que de réagir défensivement, Tara peut prendre du recul et réfléchir à la perspective de Rose.
Tara : Je comprends que les connaissances locales sont précieuses, mais ce qui m’inquiète, c’est de garantir la cohérence entre toutes les évaluations de projets. Nous devons suivre des méthodes standardisées, sinon les comparaisons entre programmes ne seront plus valides.
Cette réponse montre que Tara maintient sa position tout en restant ouverte à la discussion.
Étape 2 : Reconnaître la conversation sur les émotions
À ce stade, la conversation reste constructive et ouverte, ce qui permet à Tara de considérer l’argument de Rose sans se sentir contrainte d’accepter immédiatement. Même si elle maintient son point de vue :
Tara : Je vois ce que tu veux dire, mais je pense toujours que la méthodologie que nous avons conçue est la plus rigoureuse et la plus cohérente pour évaluer l’impact. Si nous ajoutons différents éléments, nous risquons de perdre en comparabilité entre les projets.
Rose : Je comprends tout à fait ta préoccupation concernant la cohérence. C’est d’ailleurs pour cela que je ne propose pas de remplacer la méthodologie. Mon inquiétude est plutôt que nous passions à côté d’informations précieuses qui pourraient enrichir l’évaluation si nous ne capturons pas l’ensemble du tableau. Mon objectif est que nos deux priorités soient prises en compte.
Ici, Rose valide la préoccupation de Tara tout en reformulant la discussion comme un objectif commun plutôt qu’un désaccord.
Étape 3 : Gérer la conversation sur l’identité et reformuler l’objectif
Rose : J’ai beaucoup de respect pour ton expertise en évaluation, et je sais combien il est crucial d’assurer la crédibilité des résultats. Je ne suggère pas de modifier la méthodologie en profondeur, mais plutôt de la compléter en intégrant les expériences vécues par les communautés concernées. Cela pourrait aussi mettre en valeur les contributions de toutes les parties prenantes du projet, des équipes techniques aux acteurs de première ligne. Penses-tu qu’il serait possible d’intégrer ces perspectives d’une manière qui complète les données existantes sans compromettre la structure de l’évaluation?
Tara : Je comprends ton point de vue. Si nous pouvons inclure des éléments qualitatifs sans compromettre la structure des données, je pense que nous pourrions envisager d’intégrer un volet d’analyse qualitative dans la phase de rapport.
Cette approche valide l’expertise de Tara, maintient la conversation dans un cadre collaboratif et ouvre la porte à une solution intermédiaire, évitant ainsi d’alimenter la résistance. En structurant leur discussion selon le cadre des trois dimensions, Rose et Tara sont passées d’un conflit à une collaboration plus efficace.
La communication non violente
Le cadre Que s’est-il passé?, Émotions et Identité est une façon de comprendre les conversations difficiles, mais ce n’est pas la seule. Une autre approche efficace est la communication non violente (CNV), développée par Marshall Rosenberg.
La CNV repose sur quatre étapes clés :
✔ Observation : Décrire la situation de manière objective, sans blâme.
✔ Émotions : Exprimer ses ressentis explicitement et sans accusation.
✔ Besoins : Identifier les besoins profonds qui sous-tendent ces émotions.
✔ Demande : Formuler une demande claire et concrète, plutôt qu’une exigence.
L’objectif est d’éviter les reproches et de favoriser un dialogue constructif.
L’écoute active
L’un des outils les plus puissants dans les conversations difficiles est l’écoute active. Il ne s’agit pas seulement d’entendre les mots, mais de vraiment comprendre la perspective de l’autre. Trop souvent, nous écoutons pour répondre, au lieu d’écouter pour comprendre, ce qui peut intensifier les tensions au lieu de les apaiser.
L’écoute active implique de faire une pause avant de réagir, de poser des questions de clarification et de reformuler ce qu’on a entendu pour assurer une compréhension mutuelle. Lorsque les deux parties s’engagent dans cette démarche, la conversation passe du débat au dialogue.
Au lieu de se défendre, Tara pourrait réagir ainsi :
➡ J’entends que tu es préoccupée par le fait que la méthodologie existante ne reflète pas complètement l’expérience des communautés. Peux-tu me dire plus précisément ce qui manque?
Ou
➡ Il semble que tu veuilles t’assurer que les perspectives qualitatives soient intégrées sans perturber la collecte des données quantitatives. Est-ce bien cela?
De même, Rose pourrait pratiquer l’écoute active en disant :
➡ Je comprends que la crédibilité méthodologique est essentielle. Serais-tu ouverte à explorer des moyens d’intégrer des perspectives qualitatives sans compromettre la structure de l’évaluation?
Ou
➡ J’entends que la standardisation est essentielle pour assurer la comparabilité. Quelle flexibilité avons-nous dans la phase de rapport pour inclure d’autres points de vue?
Ces réponses permettent de valider les préoccupations de chacun et d’ouvrir la porte à la collaboration. Lorsque les deux parties se sentent écoutées, elles sont moins sur la défensive et plus enclines à trouver une solution, même dans les discussions les plus délicates.
Éviter le piège du blâme
L’une des erreurs fréquentes dans les conversations difficiles est de se concentrer sur qui est fautif, plutôt que sur ce qui a conduit à la situation. Une discussion basée sur le blâme devient souvent un affrontement, ce qui rend la résolution du problème plus difficile.
🔄 Changer d’approche : Plutôt que de demander Qui a causé cela? , une question plus productive serait :
✔ Quels sont les facteurs qui ont mené à cette situation et comment pouvons-nous les adresser ensemble?
Il n’existe pas une seule « bonne » méthode pour gérer une conversation difficile. L’essentiel est de développer la capacité d’aborder ces interactions avec clarté, intelligence émotionnelle et une approche axée sur la résolution de problèmes.
📌 À venir la semaine prochaine : nous irons encore plus loin avec des stratégies pratiques pour se préparer aux conversations difficiles et les gérer avec assurance. De la gestion d’être sur la défensive à l’équilibre entre écoute et affirmation de soi, nous verrons comment maintenir un dialogue productif même lorsque la discussion semble impossible.