Quand l’influence atteint ses limites
Par Sophie Makonnen
La semaine dernière, j’ai écrit sur le leadership sans avoir un poste de direction et sur la façon dont la crédibilité, la confiance et la constance dans l’action permettent d’influencer les autres, même en l’absence d’autorité formelle. Mais que se passe-t-il ensuite ? Que faire lorsqu’on a fait preuve de patience, qu’on s’est concentré·e sur le long terme, qu’on a pris des initiatives… et qu’on fait tout de même face à des obstacles ?
C’est un dilemme auquel de nombreuses personnes en position de leadership sont confrontées : on leur demande d’obtenir des résultats par l’influence, mais sans leur donner l’autorité ou les ressources nécessaires pour atteindre leurs objectifs. Un article récent de Forbes décrit cette tension de manière très éclairante. Tameka McNair y explique que l’influence peut échouer en l’absence de soutien ou en présence d’une résistance ignorée. Elle peut aussi échouer lorsque les ressources essentielles ne sont pas disponibles.
Selon moi, l’influence et l’autorité ne sont pas interchangeables. L’influence vient avant l’autorité, mais elle ne garantit pas toujours les résultats escomptés. C’est dans ces moments-là qu’une question difficile se pose : que faire quand on a tiré tout ce que l’influence pouvait offrir et que cela ne suffit toujours pas ?
Si vous vous êtes déjà senti·e frustré·e ou épuisé·e, sachez que vous n’êtes pas seul·e. L’influence sans autorité rencontre souvent des obstacles spécifiques. Les nommer permet non seulement de comprendre pourquoi cela échoue, mais aussi d’apporter des solutions potentielles.
Le poids émotionnel
Quand l’influence ne suffit pas, ce ne sont pas seulement les résultats qui en souffrent, mais les personnes aussi.
La frustration est souvent le premier signe. Vous avez écouté attentivement, tissé des liens et clarifié vos intentions, mais vos efforts semblent vains. Les réunions semblent interminables, les collègues semblent acquiescer, mais ne passent pas à l’action. Il y a comme une résistance latente dans l’air. Il est naturel de se demander si quelque chose nous échappe, ou si nous manquons tout simplement de persuasion.
Au fil du temps, le doute peut miner la confiance en soi. De plus, être responsable sans avoir réellement d’autorité crée un déséquilibre. On attend des résultats de vous, sans vous fournir les moyens pour les atteindre. Ce fossé peut mener à une grande fatigue, voire à un épuisement.
Dans mes conversations de coaching, j’ai souvent observé à quel point cette expérience peut être vécue dans l’isolement. Beaucoup de personnes décrivent l’épuisement de mener des initiatives avec très peu de soutien, ou encore la frustration de devoir constamment convaincre les mêmes personnes sans voir de progrès significatifs. Il ne s’agit pas d’un manque de compétence ni de détermination, mais bien de tenter de diriger dans des contextes où l’influence ne parvient pas à s’ancrer.
Des blogues précédents abordaient déjà ces dynamiques :
• Dans Resté.e présente dans l’’incertitude, je décris ce sentiment de confusion qui émerge lorsque la clarté fait défaut et que les systèmes changent sans explication.
• Dans Les émotions sont des données, j’ai expliqué que la frustration et la déception ne sont pas des distractions, mais des signaux. Elles nous indiquent qu’il y a quelque chose de fondamental en jeu.
• Dans Pourquoi les petits succès sont importants, j’ai souligné l’importance de reconnaître même les plus modestes avancées, un geste essentiel lorsque les résultats plus ambitieux semblent hors de portée.
Lorsque l’influence ne donne pas les résultats escomptés, le progrès peut s’étioler, la confiance peut s’effriter et la motivation peut diminuer. Il est important de reconnaître cette situation pour changer de perspective : ce n’est pas une défaite personnelle, mais plutôt une occasion de faire une pause, de prendre le temps d’évaluer les besoins et d’identifier les appuis, la clarté ou les limites nécessaires pour avancer.
Pourquoi l’influence sans autorité échoue parfois
Selon mon expérience, trois obstacles communs entravent souvent l’efficacité de l’influence sans autorité formelle :
L’absence de parrainage apparent
L’influence sans autorité repose souvent sur le soutien d’une personne influente qui signale que votre travail est important. Ce soutien n’est pas nécessairement votre supérieur·e immédiat·e. Il peut s’agir d’une personne cadre de niveau supérieur qui appuie votre initiative, d’un·e collègue qui la priorise, ou qui vous soutient publiquement.
Sans appui visible, les initiatives demeurent dans une zone grise. Des personnes peuvent être d’accord avec vos idées en privé, mais elles peuvent hésiter à s’engager sans indication claire provenant d’une personne en position d’autorité. Les réunions sont reportées, les décisions sont remises à plus tard, l’élan est perdu.
Ce n’est pas toujours intentionnel. Certains dirigeants croient que leur approbation implicite est suffisante, ou sont trop occupés pour comprendre l’importance d’un soutien visible. Sans parrain ni marraine, vous pourriez mettre en œuvre une initiative qui semble convaincante sur le papier, mais qui est fragile dans les faits.
Une résistance silencieuse
La résistance peut prendre plusieurs formes : des collègues qui protègent leurs intérêts, des pairs qui retiennent leur collaboration, ou des dirigeant·es qui remettent en question l’initiative sans exprimer leurs réserves de manière ouverte. Lorsqu’elle n’est pas abordée, cette résistance mine la confiance et isole les personnes qui tentent d’exercer un leadership par l’influence.
Un manque de ressources
Même la vision la plus claire ne peut avancer sans les éléments de base : du temps, un budget ou l’accès aux bons outils.
Lorsque l’influence échoue, il est facile de remettre en question ses propres capacités ou son assurance. Pourtant, la véritable cause peut être l’absence de soutien visible, des ressources limitées, des circonstances défavorables ou une résistance passive d’autrui.
Le cadre "CORE"
Lorsque l’influence ne suffit plus pour avancer, il peut être utile de s’appuyer sur une structure. L’article de Forbes que j’ai mentionné précédemment propose le cadre CORE, qui se décline en quatre étapes clés : Clarifier, Oser prendre en charge, Requérir et Établir. Cela vient de l’anglais Clarify, Own, Request, Establish. En anglais, CORE signifie le cœur ou la partie centrale de quelque chose, autrement dit la base essentielle sur laquelle tout repose. Je trouve cette approche particulièrement utile, car elle transforme un concept abstrait, l’influence, en actions concrètes que les leaders peuvent mettre en place. Voici comment cela fonctionne :
Clarifier
Lorsqu’on ne détient pas l’autorité, la clarté devient un outil très utile. Une intention bien définie permet de tracer un chemin à travers le tumulte ambiant et d’aider les autres à comprendre l’importance de votre travail. Cela signifie ancrer votre effort dans les priorités de l’organisation, expliquer ce qui est en jeu et démontrer les bénéfices pour les autres. Quand les gens comprennent le « pourquoi », ils sont plus susceptibles de s’engager.
Oser assumer la responsabilité
Le pouvoir d’influence grandit lorsqu’il est partagé. Identifier mentors, commanditaires, allié·es et critiques permet de transformer une charge individuelle en responsabilité collective. Il ne s’agit pas de rallier des noms, mais de bâtir des liens authentiques. Les allié·es relaient le message, les commanditaires ouvrent des portes et les critiques, abordés avec ouverture, aident à affiner l’approche.
Requérir
Il peut sembler délicat de demander ce dont on a besoin sans autorité formelle. Cependant, formuler des demandes précises et étayées par des faits fait partie intégrante du travail. Cela peut être demandé du temps dans l’ordre du jour, l’accès à certaines données ou un budget pour un projet pilote. Formuler ces requêtes en mettant de l’avant la valeur pour l’organisation, et non seulement pour votre projet, démontre que votre demande est stratégique, et non personnelle. Demander n’est pas un signe de faiblesse : c’est ce qui rend les besoins invisibles… visibles.
Établir
Même sans autorité formelle, on peut fixer des limites et clarifier les rôles. Définir responsabilités et objectifs, instaurer des mécanismes de suivi simples, et si nécessaire, demander l’appui d’une personne neutre ou plus haut placée. Établir des balises n’est pas une question de contrôle, mais de créer les conditions d’une collaboration réelle.
La force du cadre CORE, c’est qu’il transforme l’influence, souvent perçue comme floue, en un ensemble de pratiques concrètes. On n’obtient pas toujours le résultat souhaité, mais on augmente ses chances d’être entendu·e, soutenu·e et outillé·e de manière significative
Identifier sa prochaine étape
L’influence est essentielle, mais elle a ses limites. Accepter ces limites n’est pas un échec, c’est faire face à la complexité des systèmes avec lucidité. Exercer un leadership sans autorité demande de la patience et de la persévérance, mais il arrive que l’action la plus efficace soit de prendre un moment pour faire le point.
Parfois, cela signifie demander un parrainage afin que la valeur de votre travail soit reconnue, établir des balises pour éviter que la responsabilité dépasse les ressources disponibles, ou préserver votre énergie en acceptant qu’il n’est ni viable ni nécessaire de tout porter seul·e.
L’influence peut vous mener loin, mais elle ne peut pas tout porter. Savoir quand chercher de la clarté, du soutien ou du repos n’est pas un recul en matière de leadership. C’est choisir une façon de diriger à la fois crédible et durable.
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