Travailler ensemble… même quand c’est difficile
Par Sophie Makonnen
Certaines des difficultés les plus complexes en milieu de travail ne concernent pas le travail en soi, mais bien les personnes. Il peut s’agir d’un supérieur qui rejette systématiquement vos idées, d’un collègue qui vous démotive constamment ou d’un membre de l’équipe qui vous épuise. Dans le cadre du coaching, ces défis se manifestent sous forme de ruptures de communication, de manque de confiance, de luttes de pouvoir , ou simplement de ce sentiment persistant de devoir marcher sur des œufs. Mais la question sous-jacente est souvent la même : Comment travailler avec une personne que je trouve difficile qu’elle soit mon supérieur·e, qu’elle relève de moi, ou qu’elle soit assise juste à côté ?
Quand ça arrive jusqu’en coaching
Quand ce type de situation arrive jusqu’en session de coaching, la personne est souvent à bout. Elle a été patiente, elle a essayé de faire preuve de compréhension, mais rien ne change. Et là, elle se sent prise, frustrée, parfois même désillusionnée. Ce malaise grandissant s’installe tranquillement, mais sûrement, surtout dans les milieux portés par une mission, où les gens sont profondément engagé·es, mais où les systèmes autour d’eux et elles ne soutiennent pas toujours cette implication. Nommer ce qui se passe, ce n’est pas se plaindre. C’est une partie du travail.
En tant que coach, je ne suis pas là pour émettre un jugement ou résoudre une situation. Je suis présente pour aider la personne en face de moi à donner un sens à ce qui la préoccupe vraiment. J’écoute attentivement, en gardant à l’esprit que d’autres peuvent voir les choses différemment. Mais ce que vit la personne coachée, que ce soit de la frustration, de la peine ou un grand épuisement, c’est réel. Et c’est à partir de là qu’on commence le travail ensemble. Souvent, ce que j’entends, ce n’est pas seulement de la colère ou du découragement : c’est un mélange de doute, de déception, parfois même d’une sorte de rancune tranquille, celle qui vient d’essayer toujours d’« être la personne plus mature ». Cette complexité-là est importante. Ce n’est presque jamais une question de savoir qui a raison ou tort. C’est plutôt une question de dynamique relationnelle et de tout ce qui reste sous silence.
Cette frustration cache souvent un sentiment d’impuissance, comme si on n’avait plus aucune option. Ce n’est pas nécessairement une question de contrôle. C’est plutôt une question de clarté : qu’est-ce que je peux réellement changer ? Est-ce que ça en vaut vraiment la peine ? Qu’est-ce qui me vide de mon énergie ? Ces questions permettent de changer de perspective : on ne se concentre plus uniquement sur le comportement de l’autre, mais on se recentre sur ses propres choix et limites.
C’est précisément à ce stade qu’une séance de coaching cesse d’être simplement une méthode pour soulager la pression, et se transforme en un véritable parcours vers une meilleure compréhension.
La vraie question n’est pas : « Comment puis-je faire changer l’autre ? »
Il y a de l’espoir
Quels sont mes besoins dans cette situation ? Qu’est-ce que je peux influencer ? Comment puis-je faire partie de la solution, même si la dynamique est difficile ?
Parfois, adopter une nouvelle perspective consiste à établir des limites claires. D’autres fois, cela nécessite un examen de soi : y a-t-il quelque chose que je ne vois pas ? Existe-t-il une façon dont je contribue, peut-être sans le savoir ? Parfois, cela signifie considérer le point de vue de l’autre personne, non pas pour excuser son comportement, mais pour se poser la question : quelle histoire est-elle en train de vivre ? Nous avons tendance à interpréter les gestes des autres à travers notre propre prisme sans savoir réellement ce qu’ils ou elles vivent. Leur comportement peut être ancré dans quelque chose de très différent de ce que nous imaginons.
Il ne s’agit pas de blâme ni de justifications. Il est question de « reprendre son pouvoir d’agir », c’est-à-dire de reprendre son pouvoir de choisir dans une situation qui semble bloquée.
C’est là que le travail d’Amy Gallo devient un outil précieux. Dans son livre Getting Along, elle propose neuf principes pour mieux traverser ce type de situation, avec plus de perspective, de clarté et de force. Ces principes ne promettent pas de changer l’autre personne, mais ils permettent de retrouver son équilibre quand tout devient difficile.
Neuf principes pour mieux s’entendre — même quand c’est difficile
(D’après le chapitre 11 du livre « Getting Along » d’Amy Gallo)
Se concentrer sur ce qu’on peut contrôler
Il est facile de se focaliser sur les erreurs commises par autrui, ce qui entraîne souvent plus de frustration que de solutions. Demandez-vous plutôt où vous pouvez agir. Pouvez-vous clarifier vos attentes ? Poser des limites ? Opter pour un autre ton ou un meilleur moment ? En recentrant votre attention sur ce qui est sous votre contrôle, vous échangez impuissance contre capacité d’agir.
2. Ta perspective n’est qu’une perspective
On a souvent tendance à croire que notre point de vue est le plus juste. Peut-être est-ce le cas. Il est partiel et incomplet. L’autre personne voit la même situation à travers un prisme différent, façonné par ses expériences, ses peurs et ses pressions. Et, tout comme nous, elle est souvent persuadée d’avoir raison. Comme je l’ai exploré dans un autre texte sur les conversations difficiles, il devient facile de cesser d’écouter quand chacun·e pense détenir toute la vérité. Reconnaître que plusieurs versions existent pour une même histoire, non seulement en théorie, mais aussi dans les expériences vécues, peut réduire les jugements et ouvrir la voie à un véritable dialogue.
3. Prendre conscience de ses biais
Nos idées préconçues sur les gens, surtout envers ceux et celles qu’on trouve difficiles, se renforcent souvent avec le temps. On ne retient que les éléments qui confirment notre opinion et on ignore ceux qui la contredisent. Pensez aux histoires que vous vous racontez : avez-vous étiqueté quelqu’un comme étant « paresseux·se », « autoritaire » ou « peu fiable » ? Ces étiquettes pourraient-elles masquer une réalité plus nuancée ?
4. Ne pas tomber dans le “moi contre l’autre”
Lorsque les tensions au travail deviennent personnelles, on a tendance à tracer une ligne entre « eux » et « nous ». Cette posture réduit les possibilités de collaboration et augmente les défenses. Modifiez votre attitude : transformez les conflits en curiosité. Quels objectifs communs avons-nous ? Quels résultats ou valeurs pourrions-nous partager, même si nous ne sommes pas d’accord sur la manière d’y arriver ?
5. Utilisez l’empathie pour changer de point de vue
L’empathie ne veut pas dire excuser les comportements nuisibles. C’est reconnaître l’humain·e derrière l’attitude. Que ressent cette personne ? Qu’est-ce qu’elle craint de perdre ? Imaginer ce qu’elle vit peut vous aider à réagir avec plus de recul et à éviter de tomber dans la réactivité.
6. Comprendre vos motivations
Lorsque les émotions sont exacerbées, il est facile d’oublier ce qu’on veut vraiment. Est-ce que vous voulez être entendu·e ? Préserver une relation professionnelle ? Trouver une solution à un problème spécifique ? Savoir ce que vous cherchez vous permet de rester aligné·e et d’éviter de se perdre dans des débats stériles.
7. Évitez les commérages, ou du moins restreignez-les
C’est normal d’avoir envie de parler de ce qui nous dérange. Mais ventiler peut vite tourner à la recherche de confirmation ou à la polarisation. Choisissez avec soin à qui vous vous confiez. Privilégiez les personnes qui vous aident à réfléchir, pas seulement celles qui confirment votre frustration.
8. Tenter une autre option
Si ce que vous faites d’habitude ne fonctionne pas, c’est peut-être le moment d’essayer une nouvelle approche. Il n’est pas nécessaire de renoncer à vos valeurs, mais vous pouvez peut-être adapter votre style, votre moment ou vos attentes. Parfois, un petit ajustement peut débloquer beaucoup.
9. Rester curieux·se
La curiosité vous permettra de rester flexible. Plutôt que de penser que vous savez tout, posez plus de questions. Sur l’autre. Sur vous. Sur le système autour. Plus vous resterez dans la curiosité, plus vous découvrirez de nouvelles options, et moins vous risquez de vous enfermer dans des schémas rigides et réactifs.
On peut voir ces principes comme des outils discrets qui permettent de créer des ponts, pas à pas. Même un petit rapprochement peut suffire à faire évoluer une dynamique bloquée vers quelque chose de plus équilibré, plus conscient, et plus porteur de sens.
Deux histoires, deux dynamiques
Ces deux histoires ont été tirées de mon expérience de coach. Il ne s’agit pas de portraits fidèles d’une seule personne, mais bien de dynamiques que j’ai observées à maintes reprises sous différentes formes.
Carmen : celle qu’on exclut
Carmen est une spécialiste technique dans une organisation multilatérale. Elle travaille de longues heures et arrive toujours préparée. Elle se soucie sincèrement de la qualité de son travail et s’efforce de bien faire les choses. Pourtant, elle se sent ignorée et invisible. On ignore ses suggestions, on oublie son nom dans des courriels importants, et sa présence semble une simple formalité.
« J’ai tout essayé », dit-elle. « Rien n’a changé. »
Elle se considère comme celle qui fait tous les efforts. Mais, avec le temps, elle s’est refermée sur elle-même, est devenue méfiante, et s’attend maintenant à être mise de côté. Et moins elle participe, plus elle est ignorée.
Principes clés pour Carmen :
• Se concentrer sur ce qu’on peut contrôler : elle peut choisir comment se réengager, quelles conversations initier et comment demander à être incluse.
• Sa perspective n’est qu’une perspective : les autres ne réalisent peut-être pas l’impact de leurs gestes.
• Utiliser l’empathie : que vivent ses collègues en ce moment ?
• Rester curieuse : pourrait-elle ouvrir un dialogue en douceur sur ce qui se passe ?
Jonas : le gardien de la perfection
Jonas, agent de programme au siège, travaille avec des équipes situées dans plusieurs pays. Il a un esprit vif, axé sur les résultats, et il dit qu’il se sent souvent frustré. Il se plaint que ses collègues ne respectent pas les délais, commettent des erreurs ou ne répondent pas à ses attentes.
Cependant, les gens commencent à l’éviter. Les commentaires sont filtrés et la collaboration est tendue. Et Jonas ne semble pas comprendre comment sa rigidité contribue à ce schéma.
Principes pertinents pour Jonas :
• Prendre conscience de ses biais : il part du principe qu’il est le seul à vraiment se soucier du travail.
• Ne pas tomber dans le « moi contre l’autre » : la collaboration est une responsabilité partagée.
• Comprendre nos motivations: cherche-t-il à avoir raison ou à bâtir la confiance ?
• Tentez une autre option: un ton plus doux ou une question posée avec curiosité pourrait changer la dynamique.
Quand on se situe entre les deux
Carmen et Jonas représentent des modèles très différents de ce qui peut émerger dans des relations de travail complexes. Mais la réalité est que la plupart des situations sont nuancées, influencées par des signaux contradictoires, des pressions diverses ou de simples malentendus.
Les neuf principes proposés par Amy Gallo offrent un cadre pratique pour naviguer ces zones grises. Ils ne promettent pas de changer les autres, mais ils permettent de retrouver de la clarté et d’agir avec intention, même quand l’environnement est incertain ou difficile.
Que vous travailliez avec quelqu’un qui vous semble méprisant, rigide, ou simplement en décalage avec vos valeurs, l’objectif n’est pas de « gagner » ni de subir. Il s’agit de tracer un chemin plus viable, plus enraciné, et plus aligné avec la manière dont vous souhaitez exercer votre leadership avec clarté, dignité et respect mutuel.
À essayer
Si vous vivez des difficultés dans votre relation professionnelle, voici quelques questions inspirées des principes énoncés plus tôt pour vous aider à y réfléchir :
Se concentrer sur ce qu’on peut contrôler
Quels aspects de la situation sont réellement sous mon contrôle ?
Quelles attentes ai-je placées sur cette personne ?
Ces attentes sont-elles réalistes ?
Quels changements positifs puis-je apporter pour me sentir plus stable, même si la situation ne s’améliore pas immédiatement
Ta perspective n’est qu’une perspective
Quelle histoire suis-je en train de me raconter ? Pourrions-nous imaginer une version alternative ?
Que pourrait-il se passer, selon vous, dans la tête de l’autre personne ? Avez-vous considéré toutes les possibilités ?
Si une tierce personne neutre décrivait cette interaction, à quoi cela ressemblerait-il ?
Prendre conscience de ses biais
Quelles suppositions est-ce que je fais sur les intentions ou les capacités de cette personne ?
Est-ce que mes expériences passées affectent la manière dont je perçois son comportement ?
Est-ce que j’ai cessé de voir certains éléments parce que j’ai déjà figé mon opinion ?
Ne pas tomber dans le “moi contre l’autre”
Abordez-vous cette situation comme un affrontement ou une compétition ?
Comment définiriez-vous un résultat positif qui serait bénéfique pour toutes les parties concernées ?
Vous êtes-vous mis d’accord sur des buts et des principes communs ?
Utilisez l’empathie pour changer de point de vue
Que cherche-t-elle ou il à protéger, craindre ou gérer ?
Si je n’y accordais pas tant d’importance, comment ce serait différent ?
Comment cette personne me perçoit-elle dans cette dynamique
Comprendre vos motivations
Qu’est-ce que j’essaie réellement d’accomplir dans cette situation ?
Est-ce que je suis clair·e sur mon intention, est-ce que je compte sur l’autre pour la deviner ?
À quoi ressemblerait un résultat satisfaisant, sans être parfait ?
Évitez les commérages, ou du moins restreignez-les
Est-ce que je le partage pour mieux comprendre… ou simplement pour me sentir validé·e ?
À qui est-ce que je parle ? Est-ce que cela me permet de réfléchir davantage ou est-ce que ça renforce simplement ma frustration ?
Que ferais-je de façon différente si j’avais plus de clarté que plus de sympathie ?
Tenter une autre option
Quelles démarches ai-je entreprises jusqu’à présent ? Quelles mesures pourraient être tentées une seconde fois ?
Y aurait-il une façon plus simple ou moins risquée d’adapter ma réponse pour voir ce qui se passe ?
Un changement de ton ou de moment pourrait-il engendrer un échange différent ?
Rester curieux·se
Quelles questions n’ai-je pas encore posées ? À l’autre ? Au système ? À moi-même ?
Que pourrais-je apprendre si je mettais de côté mes hypothèses et que j’écoutais attentivement ?
Qu’est-ce que je pourrais découvrir si je ne cherchais pas une réponse immédiate ?
Ces neufs principes ne proposent pas de solutions instantanées et ne visent pas à résoudre tous vos problèmes en matière de relations de travail. Ils offrent plutôt un point de vue rassurant. Ils permettent de passer de la réaction à la réflextion, de l’impasse à la possibilité. Lorsque vous vous sentez impuissant.e face à une situation qui ne semble pas changer, ils vous rappellent que vous avez toujours le choix de la manière d’y réagir. Parfois, un simple choix suffit à faire bouger la dynamique, même légèrement.
Il n’est pas nécessaire de tout résoudre. Il ne faut pas chercher à modifier ou contrôler les comportements d’autrui dans le but de faciliter les interactions. La plupart des dynamiques relationnelles ne changent pas simplement parce qu’on le souhaite. S’attendre à ce que les autres se conforment à nos attentes, parce que cela nous convient, est à la fois frustrant et un peu arrogant. Cela démontre une méconnaissance profonde de l’autre, ainsi que de ses défis personnels.
Ce qui est possible, par contre, c’est de choisir comment vous souhaitez participer à la relation. Cela peut consister à établir des limites plus strictes. Cela peut également impliquer de prendre du recul, d’arrêter de se justifier excessivement, ou encore de décider de ne plus assumer une charge émotionnelle qui ne nous revient pas.
Et si les choses demeurent bloquées, cela ne veut pas dire que vous avez échoué ; cela signifie seulement que le travail devient celui du discernement : protéger son énergie, respecter ses valeurs, répondre de façon stable, claire et fidèle à soi-même.
Et même si cette réflexion met l’accent sur ce qui relève de notre influence, il est tout aussi essentiel de reconnaître quand une dynamique dépasse le cadre interpersonnel. Lorsqu’une personne fait face à de la discrimination ou à une iniquité systémique, ce n’est pas à elle seule d’y faire face ou d’y remédier. Ce type de situation exige une attention structurelle et une responsabilité collective, pas un ajustement individuel.